Encore un « nouveau monde » ? En route vers le métavers !

Florence MEUNIER

 

UGS : 2022012 Catégorie : Étiquette :

Description

Fruit en particulier de l’imagination de l’auteur de science-fiction américain Neal Stephenson, le concept de metaverse (en français « métavers ») est au cœur de son ouvrage Snow Crash1 paru aux États-Unis en 1992. Le titre français de cet ouvrage, Le Samouraï virtuel, met en évidence l’ambivalence de ce métavers, dans une vision aussi manichéenne que possible. À la fois lieu de refuge d’internautes y fuyant sous forme d’avatars la dureté, l’anarchie du monde réel où règnent violence et loi du plus fort, il est aussi champ d’action du virus Snow Crash destiné à infecter ces avatars. Le même Snow Crash, dans le monde de la réalité physique, est conçu pour provoquer chez les internautes usagers du métavers des lésions cérébrales qui affectent leurs facultés mentales. Métavers et Snow Crash sont la création d’un néo-démiurge au pouvoir dominateur et maléfique auquel s’oppose par son combat contre le virus Snow Crash le « Samouraï virtuel », avatar champion de sabre du héros Hiro, livreur de pizzas dans le monde de la réalité. Le roman se clôt par un happy end, la victoire des forces du Bien sur celles du Mal.

Ce métavers de nature d’abord fictive donc, dépouillé – en apparence ? – de son fonds moral, fait irruption actuellement dans notre réalité économique. De quoi est-il ici question ? La dénomination de metaverse est une contraction de « meta-universe » où la préposition grecque meta, « après », « au-delà de », dans le binôme métavers/univers réel joue le même rôle que dans le binôme métaphysique/physique.

Transcendant les frontières de la réalité matérielle, non soumis aux lois de la physique, le métavers s’inscrit en tant que domaine complémentaire par rapport à la réalité, un autre monde, auquel on accède par le seul sens visuel (casque de réalité virtuelle, et dans un avenir proche lunettes équivalentes) et non par tous les sens, comme dans le monde physique. Il s’agit de l’immersion totale dans un monde en 3D qui constitue un autre type de réalité, détachée de l’environnement direct du corps physique, et en cela immatérielle. Le corps physique est certes absent de ce « nouveau monde », mais il trouve un substitut dans le double, l’avatar de lui-même créé par l’internaute entrant dans le métavers et y agissant ainsi par tiers numérique interposé. On peut aussi employer pour caractériser cette émanation technologique de soi l’expression « jumeau numérique » déjà passée dans l’usage linguistique. « Jumeau numérique » a l’avantage d’ajouter une touche de vivant en rapprochant ce double virtuel du monde réel… Mais il s’applique d’ores et déjà également au parc de machines qui vont peupler le métavers comme autant de reproductions plus exactement identiques à leurs modèles du monde réel – puisqu’il s’agit d’objets inanimés faciles à imiter – que les avatars d’internautes. Ceci dit, on arrive à l’heure actuelle à recréer sur le visage virtuel des avatars des expressions analogues à celles des visages humains et, en ce qui concerne l’internaute, à lui faire ressentir au cours de sa navigation des sensations impliquant d’autres sens que le sens visuel clef d’accès au métavers, par exemple la sensation tactile de serrer la main d’un avatar. Le cerveau de l’internaute est donc lui aussi (grandement) sollicité pendant la navigation.

La « nouvelle économie » dans le monde du métavers s’organise autour des protagonistes collaborateurs-internautes et leur(s) avatar(s) en créant un nouvel espace de travail aux frontières sans limites que les entreprises en grand nombre commencent à occuper. Elles investissent dans le foncier virtuel, enjeu géostratégique essentiel désormais, semble-t-il, pour leur permettre de faire croître leur notoriété et faire fructifier leur chiffre d’affaires. Le schéma de fonctionnement de ces entreprises que nous appellerons « métaversiennes » est ainsi défini : transposer leur activité et déplacer leurs collaborateurs par jumeaux numériques interposés dans ce nouvel « écosystème » – où l’on se détache cette fois totalement de l’écosystème de la nature, socle du monde réel, héritage de « l’ancien monde ». Le point de rupture avec l’univers de l’entreprise tel qu’il existe jusqu’à présent se situerait dans cette perspective dans l’abandon des entreprises matérielles au profit de leur équivalent virtuel. Cet abandon irait-il de pair à terme avec la disparition programmée de bon nombre des entreprises dites « physiques » ?

Les créateurs des futures entreprises métaversiennes insistent sur deux avantages en particulier de cette « révolution du travail », qui sont loin d’être négligeables.

La performance du système de formation des professionnels en serait considérablement améliorée, dans le domaine de l’apprentissage technologique et de la gestion comportementale. Le jumeau numérique d’une machine permet de s’approprier son mode de fonctionnement, la procédure requise pour la réparer, une erreur de manipulation pendant le cursus d’apprentissage n’ayant pas ici les conséquences négatives qu’elle pourrait engendrer dans la réalité physique. Dans l’exercice des métiers à risque, où la réponse au danger exige à la fois rigueur technique et maîtrise de soi, la connaissance et la gestion du péril acquises virtuellement ne nécessitent pas l’exposition physique au risque du futur professionnel qui gagne ainsi sereinement, en toute sécurité, en compétence. Dans le champ d’apprentissage à la fois de l’autocontrôle et des méthodes de communication en direct face à un groupe plus ou moins nombreux, la mise en situation virtuelle de prise de parole en public, si importante dans le monde professionnel, génère confiance en soi issue de l’habitude acquise de ce type de situation, et par conséquent pertinence et efficacité dans les réactions-réflexes.

Sur notre planète si gravement touchée par l’impact du dérèglement climatique, tout effort pour limiter les émissions de CO2 est le bienvenu. Ces mêmes réunions, ces séminaires impliquant des prises de parole devant public facilitées par leur préparation virtuelle pourraient d’ailleurs avoir lieu dans le métavers, en entraînant une forte diminution de déplacements fréquents et dans nombre de cas, lointains, ruineux pour le climat. Le métavers apporterait ainsi sa contribution à une politique vertueuse des entreprises. Se réconcilierait-il de la sorte avec l’écosystème naturel ?

Ces avantages s’inscrivent dans l’argumentation développée par les partisans du départ vers le métavers. Elle n’est pas seulement destinée à justifier le choix d’une certaine démarche entrepreneuriale, mais en fait intégrée à un projet global plus vaste aux résonances quelque peu humanistes dans sa formulation. Partant de l’hypothèse que d’ici une dizaine d’années au niveau international un milliard de personnes se trouveront sur le métavers pour y travailler, l’objectif à atteindre en ce qui concerne l’identité de ces futur(e)s métaversien(ne)s est la reproduction de la diversité de la population. Le profil de l’usager-type du métavers en France, par exemple, est en effet pour l’instant masculin, blanc de peau, de niveau Bac + 5. Le métavers conçu comme un espace ouvert à l’accès et à l’usage de tous apparaît de la sorte comme un projet rassembleur.

Cependant, comme le précisent eux-mêmes les premiers intéressés, les responsables d’entreprise, un certain nombre de questions, problématiques ou non, restent à résoudre, en différents domaines.

–  En amont, le développement du métavers requiert l’acquisition d’une nouvelle expertise professionnelle dans le monde numérique, celle de techniciens décodeurs, développeurs, designers chargés de concevoir et d’organiser son contenu. Il reste à recruter, voire à former, ces spécialistes dotés d’une capacité d’innovation certaine.

–  Sur le plan technique se pose fondamentalement la question de l’interconnexion des métavers entre eux. Le « métavers » est un terme générique pour désigner le « nouveau monde » en 3D, mais dans les faits il va potentiellement exister une kyrielle de micro-métavers, comme autant de monades à raccorder pour permettre à l’ensemble de leurs usagers de communiquer entre eux. Il faudra donc trouver les moyens de résoudre ce problème technologique d’un nouveau genre. À l’intérieur même de chaque micro-métavers, il reste aussi à inventer les modalités d’interaction entre les objets et les usagers-avatars de cet espace virtuel.
Espace ouvert dans lequel il faut assurer la sécurité des utilisateurs, en créant une double procédure d’authentification, d’eux-mêmes entrant dans le métavers, et des avatars rencontrés au cours de la navigation dans ce monde virtuel. L’usurpation d’identité est ici un risque réel, et elle peut avoir des conséquences dommageables, pour l’internaute et son entreprise.

–  Sur le plan écologique, le problème posé est crucial. Même si l’on peut arguer qu’à terme le métavers permettra de réduire les émissions de CO2 par exemple par les nombreux déplacements dans l’espace géographique de la réalité qu’il évitera, il n’en reste pas moins que c’est un notable dévorateur d’énergie, et sans aucune relâche. Il exige un fonctionnement permanent des machines qui font tourner sa plate-forme. À l’heure où l’on ne peut que constater l’accroissement inquiétant des perturbations climatiques, ce problème est à résoudre concrètement d’urgence.

–  Sur le plan juridique, l’encadrement précis de la relation entre l’utilisateur du métavers et son double, son représentant virtuel, s’avère indispensable à fixer rigoureusement. Par exemple dans quelle limite la responsabilité de l’utilisateur sera-t-elle engagée en cas d’usurpation d’identité de son avatar ?

Il faut ici ajouter une question fondamentale de droit – que je ne crois pas avoir à ce jour entendu évoquer par les chefs d’entreprise – soulevée par le déplacement d’une entreprise physique vers le métavers et concernant ses collaborateurs. Seront-ils soumis à l’obligation de suivre leur entreprise sur le métavers, et donc de porter sans doute au quotidien et plusieurs heures d’affilée un casque ou, ultérieurement, des lunettes de réalité virtuelle ? Devant un refus de leur part, y aura-t-il sanction de l’entreprise, voire licenciement ? Considérera-t-on dans ce cas que l’entreprise porte atteinte à la liberté de chaque individu de disposer de son corps – puisque le corps se trouve ici impliqué, par le port du casque et les problèmes que celui-ci peut générer ? Ou bien pour éviter que ce schéma de situation ne se présente, reconnaîtra-t-on a priori aux collaborateurs d’entreprises émigrées dans le métavers un droit de retrait justifié par une possible atteinte à leur intégrité physique ?

Car, sur le plan sanitaire, on ne peut ignorer les mises en garde de certains médecins spécialistes, psychiatres et neurologues, d’ores et déjà formulées à propos de l’impact d’une plongée récurrente dans le monde virtuel d’une part, du port et de l’usage du casque d’autre part. L’entrée et la navigation dans le métavers induisent une déconnexion de la réalité, une perte de contact avec elle aux conséquences possiblement perturbantes sur le psychisme. Le casque de réalité virtuelle – ou bien, ultérieurement, les lunettes – risquent quant à eux d’affecter le fonctionnement cérébral « normal ». Il faut tout de même rappeler que le cerveau humain n’a pas jusqu’à présent été physiologiquement programmé pour s’adapter à deux types de « réalité », physique et virtuelle, si peu semblables.

« Réalité » virtuelle qui m’amène à poser une question philosophique de fond, bien éloignée de toute considération entrepreneuriale, et concernant des milliards d’hommes et de femmes sur cette terre. Quelle peut être la réaction d’un(e) croyant(e), toutes religions traditionnelles confondues, face à la naissance du métavers ? Car la terminologie usitée par ses concepteurs et les adeptes de son développement est sans équivoque : il s’agit d’un « nouveau monde », en tant que détaché de la réalité physique et régi par ses lois propres, monde étranger à l’univers de naissance de l’humain. Avoir ainsi forgé une néo-Création concurrente de la Création divine peut-il être perçu par un(e) croyant(e) comme un acte sacrilège ? Si oui, quelle attitude adoptera ce(tte) croyant(e) si il ou elle se trouve dans l’obligation professionnelle d’entrer dans le métavers et d’y naviguer, après avoir joué à son tour le rôle de démiurge en créant son avatar, une sorte de clone numérique de lui ou d’elle-même ? Existera-t-il une clause de conscience qui lui permettra d’échapper à cette obligation ?

Ainsi, tandis que l’écosystème de notre planète subit les ravages à croissance exponentielle du dérèglement climatique engendré par l’activité humaine, l’homme, infatigable bâtisseur, se reconstruit ailleurs un autre monde… cependant tributaire pour avoir droit à l’existence des aléas (particulièrement en période, comme à présent, de crise énergétique) de l’approvisionnement en énergie qui le fait tourner. L’activité démiurgique de l’être humain a ses limites : celles que la nature, le monde physique, lui imposent.

1. Neal STEPHENSON, Snow Crash, New York, Bantam Books, 1992 (trad. Guy ABADIA, Le Samouraï virtuel, Paris, Robert Laffont, coll. « Ailleurs et demain », 1996).  

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Informations complémentaires

Année

2022

Auteurs / Invités

Florence Meunier

Thématiques

Droits de l'homme, Droits sociaux, Écologie, Économie, Informatique, Innovation, IT, Métavers, Monde virtuel, Qualité de la vie / Bien-être, Religions, Santé, Travail / Emploi / Chômage

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