D’un papillon à une étoile… Désirs éthiques et désirs critiques pour une politique culturelle de gauche
Description
Un des enjeux décisifs du millénaire qui s’ouvre me semble être la question culturelle, intimement liée d’ailleurs au défi environnemental et à la redistribution des richesses, du plan local au niveau mondial, thème crucial de la gauche et du socialisme depuis son irruption dans l’histoire. Or, je pense que la gauche, dans son infinie diversité, a perdu pour une part la gigantesque bataille des valeurs depuis la révolution conservatrice de la fin du XXe siècle.
Comment expliquer que l’extraordinaire espérance d’une cité plus juste, de l’établissement d’une société de solidarité et de fraternité, de tous ces combats, de toutes ces vies données pour un avenir radieux, aient abouti en cette nouvelle ère, non seulement à l’effondrement du rêve communiste depuis la chute du mur de Berlin, aux errements du modèle social-démocrate, mais surtout au triomphe du libéralisme comme ultime conception du monde et du capitalisme qui étend chaque instant son ombre un peu plus sur la planète.
Que l’on me pardonne des raccourcis ou des jugements un peu caricaturaux ou péremptoires – la place manque toujours dans cette société du slogan et de l’instant pour des analyses nuancées et complexes pourtant si essentielles – mais, pour paraphraser Antonio Gramsci, la droite a gagné par sa conquête de l’hégémonie culturelle le grand affrontement des valeurs, au point d’ailleurs que nombre de socialismes, en Europe et ailleurs, ont intégré, parfois de manière subliminale, le cadre mental du libéralisme. La défaite politique a, en toute logique, suivi !
Toutes les valeurs de l’idéologie dominante sont véhiculées sans cesse et sans relâche par les industries culturelles sans même que nous ne nous en apercevions tant il nous paraît « évident » et « normal » que le sens de nos existences, donc de la cité, soit déterminé par l’accumulation de services et de biens, la consommation compulsive, le mythe du progrès, le primat de la technique, le dogme de la communication ou la religion de la vitesse, du nouveau et de l’instant. Sans que la gauche n’interroge – voire ne combatte – ce modèle dominant et tragique qui imprègne nos consciences. Comme sur le plan écologique, j’en appelle, bien humblement, à une révolution des valeurs, révolution politique de nos mentalités, révolution intérieure de nos comportements, révolution culturelle de notre rapport à l’autre et au monde. Assez dépensé ! Pensons !
Assez de grands discours de la gauche céleste face à tant de compromis de la gauche terrestre. On rêve avec Rousseau, puis on gouverne avec Machiavel. Bien sûr, des résistances, des refus, des combats s’expriment de la rue au Conseil des ministres – que l’on pense évidemment au système de protection sociale, essence et honneur suprême du socialisme – mais la libéralisation et la marchandisation de tout, des matières, mêmes vitales, des corps et des esprits, rongent inexorablement comme un acide les territoires, les existences et les consciences. Le divin marché, pour reprendre le titre du passionnant livre de Dany-Robert Dufour, a remplacé les dieux, Dieu, la Nation, la Race, le Prolétariat pour fonder notre mythologie contemporaine et agir comme une croyance commune, évidente, incontestable, pétrifiante. Tout l’illustre. Notre rapport à la langue, au savoir, à la nature, à l’économie, à la technique, aux autres et surtout à soi. La question culturelle, prise cela va sans dire dans son sens général, c’est-à-dire civilisationnelle, me paraît bien la question déterminante pour repenser la gauche au-delà des querelles de stratégies et des commentaires superficiels.
Effort, mérite, travail, concurrence, compétitivité, énergie, changement, consumérisme, entreprendre, réussite, action… tous ces maîtres mots, ces « concepts valise » qui cartographient nos vies. Plus question de flânerie, de contemplation, de frugalité, de mesure, de profondeur, de calme, de sérénité, de justesse, de justice, de coopération, de solidarité… c’est le boat people Sarkozy sur son yacht à Malte, la Rolex décrite par Yasmina Reza, l’ancien chancelier allemand – de gauche – séduit par les fauteuils en or des multinationales du gaz… la quête effrénée de l’accumulation des biens, matériels et symboliques, pour conjurer notre finitude et l’angoisse de la mort comme l’analyse superbement Christian Arnsperger dans sa critique de l’existence capitaliste.
Bref, tous, nous communions dans le ravissement de l’idylle libérale, nous confondons bonheur et possession, nous magnifions l’action au détriment de la contemplation, le productivisme à la modération, l’avoir sur l’être, le bien sur le lien. Il nous faut nous désarrimer du marketing, de la pub, du paraître, de l’instant, de l’écran. Nous sommes devenus des « homo-écranis » écrit Gilles Lipovetsky. Subvertir les valeurs. Renverser totalement la perspective. Briser les icônes. Bouter hors du discours les slogans et les « petites phrases » au profit de l’analyse, de la pédagogie, de l’interrogation, de la dialectique. Réinventer du désir critique, du débat, de la confrontation, nos pas sur l’immédiateté de la tactique pour complaire à nos supporters, mais pour mettre profondément en question trois des grands maux de notre contemporain, le désenchantement du monde, la raison instrumentale et l’individualisme possessif.
Désirs d’éthique aussi pour tenter de vivre sa pensée et de penser sa vie, comme le propose André Comte-Sponville, aussi difficile, voire insensé, cela soit-il. Tenter de faire correspondre le dire et le faire. Vaste programme pour approfondir l’identité même de la gauche tant les sirènes du profit, de la logique de l’envie, de l’institutionnalisation du désir – est-ce un horizon que de devenir comme nos adversaires ? – ont perverti les âmes de certains des nôtres. Quel travail sur soi-même pour conjurer la prophétie de Paul Valéry « tantôt je pense, tantôt je vis » ?
On le pressent, le combat culturel est crucial pour la gauche, même si les forces en présence sont démesurément déséquilibrées. Que pèsent l’admirable travail d’une association, un débat citoyen, un programme ambitieux d’éducation populaire face à la puissance vertigineuse d’en écran omniprésent qui distille en continu les valeurs de l’idéologie dominante. Comment reconquérir d’autres « temps de cerveaux disponibles » selon la formule exemplaire de l’ancien patron de TF1 ? Comment créer des alternatives à l’omnipotence de la marchandisation culturelle anglo-saxonne qui de Djakarta à Caracas, de Bamako à Namur, uniformise les goûts, les saveurs, les odeurs, les images, les rythmes, les mélodies, les conceptions du temps, de l’espace, du bonheur, de la vie même ? Certes, des rebellions, des résistances, des poings se lèvent. Des musiques du monde explosent. La gastronomie ne se réduit plus aux sempiternelles recettes occidentales. Des créations originales, danse, cinéma, théâtre, littérature, arts plastiques, émergent çà et là dans une diversité et une richesse infinies. Mais les normes dominantes du goût, du beau, de l’agréable, de l’esthétique, du plaisir, de la sensualité, continuent à se disséminer, imperceptiblement ou de manière impériale, dans tous les recoins de la planète.
Voilà un magnifique champ de réflexions et d’actions pour l’associatif socialiste, dans sa grande multiplicité, dans le respect des spécificités de chacun, au travers du Conseil de l’associatif socialiste qui se doit, me semble-t-il, d’être avant tout un lieu d’échanges, de débats, de confrontation des convictions, d’interrogations, de prises de position. Retrouver le plaisir de mettre en cause les concepts mêmes de la révolution culturelle libérale !
D’un papillon à une étoile… pour illustrer le message musical de Véronique Samson à Michel Berger, disparu il y a quinze ans. Le papillon qui s’agite de fleur en fleur, dans l’immédiateté de l’instant, dans le multiple des battements du monde, dans les murmures du présent et les vents de l’époque, puis qui s’élève vers l’étoile, éternelle, solaire, dont nous percevons la lumière émise en des temps hors de notre mémoire et qui guide le navigateur dans l’océan des idées et le militant qui se doit de retrouver un cap, une vision, un projet, un rêve… une étoile.
Informations complémentaires
Année | 2007 |
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Auteurs / Invités | Jean Cornil |
Thématiques | Capitalisme, Consommation / Consumérisme, Identités culturelles, Instantanéité, Libéralisme, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses |