Du bon usage de la laïcité

Marc JACQUEMAIN

 

UGS : 2017005 Catégorie : Étiquette :

Description

En France, et, de manière sans doute plus nuancée, en Belgique francophone, le mot « laïcité » sature l’espace public. Pour quelqu’un qui a vécu ses premiers engagements militants (à gauche) il y a quarante ans, cette omniprésence à quelque chose d’étrange : dans les années 1970 et les années 1980, c’est un mot que l’on aurait eu du mal à trouver dans les journaux. Certes, nous (militants de gauche) étions tous « laïques », mais nous étions des laïques « en creux » : nous étions heureux de voir petit à petit s’effriter la pesanteur institutionnelle de l’Église catholique et de sa prétention à faire de sa morale particulière la morale commune. Mais dans nos engagements, la question de la religion n’était pas un problème. Ce que nous affrontions, c’était « l’injustice sociale » et ce combat pouvait parfaitement unir des croyants et des non-croyants.

Aujourd’hui, la laïcité fait un retour remarqué dans le débat public des pays francophones. Mais c’est un retour ambigu et compliqué. D’un côté, le discours sur la laïcité divise le camp progressiste, (celui dans lequel je me suis toujours reconnu). Ce camp progressiste, je pourrais très sommairement le décrire, avec le philosophe Ruwen Ogien, de la manière suivante :

« Les conservateurs sont pour la liberté de s’enrichir sans limite et contre la liberté des mœurs ; les progressistes sont contre les inégalités économiques et sociales et pour une plus grande liberté des mœurs ».

Tous les mouvements qui ont porté cette double exigence d’égalité et de liberté, qu’il s’agisse de la gauche politique, du mouvement syndical, du mouvement féministe, de l’antiracisme … ou du mouvement laïque lui-même, sont aujourd’hui divisés sur ce qu’impliquent les exigences de la laïcité. À l’inverse, de plus en plus souvent, le mot « laïcité » est revendiqué comme un bien propre par des forces qui le vomissaient il y a quelques années encore. Le Front National de Marine Le Pen en est l’exemple emblématique, mais il n’est qu’un cas parmi bien d’autres, et il n’est même pas le pire. Par exemple, le site web français Riposte Laïque est un pur site d’appel à la haine xénophobe, qui vient d’ailleurs d’être condamné pour incitation à la haine raciale.

On dira, bien sûr, que tout cela n’est qu’imposture, que cette récupération de l’idée laïque ne tient pas une seconde devant un argumentaire sensé. Mais ce n’est pas si simple. La fréquentation des cercles laïques m’a trop souvent amené à découvrir, avec une certaine stupéfaction au début, et avec, à la longue, parfois un sentiment de découragement, que la frontière n’est pas toujours si bien tracée entre la laïcité telle que je croyais la connaître et ces usages nouveaux à front renversé. Il y a entre les deux un continuum de positions et, de manière générale, alors que l’idée de laïcité avait été historiquement toujours associée à l’élargissement des libertés personnelles, on la voit aujourd’hui de plus en plus souvent invoquée pour justifier des demandes d’interdiction et de restriction, des rappels à l’ordre, des prohibitions ou des exclusions. Certains se cachent même derrière le mot « laïcité » pour justifier ce qui n’est, au final, rien qu’une forme de xénophobie.

Cela a produit chez moi une perplexité croissante, et c’est ce qui m’a amené à revisiter une notion qui m’avait toujours semblé aller de soi.

La conviction que je me suis forgée est double. D’un côté, oui, la laïcité est menacée, mais elle est menacée sans doute d’abord de l’intérieur : en se radicalisant et en se détournant de ses fondements, il lui arrive de se transformer en autre chose. D’un autre côté, non, je ne pense pas qu’il y ait de meilleure solution que la laïcité pour faire fonctionner une société démocratique dans son rapport aux religions et aux convictions en général.

Séparation et neutralité, pour quoi faire ?

Les analystes de tous les bords sont en général au moins d’accord sur un point : l’idée de laïcité se définit, classiquement, par la conjonction d’un principe de séparation et d’un principe de neutralité.

La séparation indique qu’aucune conviction philosophique ou religieuse ne peut parler « au nom » de l’État ou de l’intérieur de celui-ci. Les dignitaires religieux ne peuvent avoir de rôle officiel dans l’organisation de la puissance publique. L’existence d’une religion d’État (comme en Angleterre ou, jusqu’il y a une douzaine d’années, en Suède) est contraire au principe de séparation. En Belgique, on le sait, la séparation n’est pas totale : l’exemple souvent cité (même s’il est sans grande importance pratique) est le Te Deum – cérémonie religieuse – qui a lieu lors de la fête nationale. Le principe de neutralité, lui, implique que l’État ne favorise aucune conviction et se tienne à équidistance de toutes. Cela concerne bien entendu les convictions religieuses, mais aussi les convictions philosophiques. L’autorité publique ne peut pas « prendre parti » pour ou contre une conviction en particulier. Dans des pays comme l’Arabie saoudite, ou pour prendre des exemples moins rebattus, le Pérou ou encore Israël, une certaine liberté de religion est officiellement reconnue. Mais des considérations religieuses viennent impacter la citoyenneté et contribuent à en définir les contours. Les citoyens ne sont pas tous traités également. Ce ne sont donc pas des États laïques.

Une fois cela dit, ces deux principes de séparation et de neutralité peuvent s’interpréter de bien des manières. Par exemple le principe de séparation interdit-il à l’État de dialoguer avec les courants religieux ou philosophiques ? Si c’était le cas, il n’y aurait sans doute aucun État laïque dans le monde. L’État belge, par exemple, paye les ministres du culte, et subventionne un enseignement confessionnel (majoritaire dans les faits). Dira-t-on dès lors que la Belgique n’est pas un État laïque ? Mais que dire alors de la France, celle-là même qui prétend incarner le modèle

« chimiquement pur » de la laïcité ? L’État français contribue à financer des fonctions religieuses (comme les aumôniers dans les prisons, par exemple) et contribue aussi à financer l’entretien ou la construction d’édifices religieux (églises, mosquées, synagogues…). L’État français s’accommode très bien du fait qu’une partie entière du territoire national, l’Alsace-Moselle, soit sous régime de concordat avec le Vatican et François Hollande, lors de sa campagne pour la présidentielle, avait même proposé de « sanctuariser » ce concordat en l’inscrivant dans la Constitution de la République.

On ne peut dénier cependant, ni à la Belgique, ni à la France, d’être, pour l’essentiel, mais sous des modalités différentes, des États laïques. Le principe de séparation n’impose pas en effet à l’État de s’abstenir de tout contact avec les communautés confessionnelles, mais seulement de se tenir à la même distance de toutes. En Belgique, la puissance publique ne finance d’ailleurs pas que des écoles catholiques. Elle subsidie aussi un enseignement « libre non confessionnel », et des maisons de la laïcité. Elle intervient dans la gestion financière des cultes, avec les fabriques d’Église. Elle finance aussi nombre d’associations culturelles ou d’organisations de jeunesse qui, à peu près toutes, ont d’une façon ou d’une autre, une connotation soit politique, soit religieuse, soit philosophique.

Pour appliquer dans la pratique les principes de séparation et de neutralité, dans une société concrète, il faut en effet prendre conscience qu’il ne s’agit pas de principes « sacrés » qui se justifieraient en quelque sorte par eux-mêmes. Ces deux principes sont essentiellement des « instruments » au service de deux valeurs cardinales dans nos sociétés parce qu’elles concernent les droits fondamentaux des individus : d’une part l’égalité de traitement entre tous les citoyens, quelles que soient leurs convictions, et d’autre part la liberté de conscience en vertu de laquelle chaque citoyen a le droit d’avoir des convictions ou non, de les exprimer ou non, et d’en changer s’il le souhaite. Le cœur de la laïcité est là.

Si la séparation entre le religieux et l’État est absente, la liberté de conscience disparaît évidemment : ce qui prévaut, c’est une religion d’État (ou un athéisme d’État, comme ce fut le cas, par exemple, en Union soviétique) et le seul fait d’être citoyen de l’État suppose l’adhésion à la religion publique. Il ne s’agit d’ailleurs plus alors de « citoyens », mais de « sujets ». Ce fut la situation de l’Europe durant une grande partie de son histoire. En Grèce et à Rome, le refus de professer la religion d’État pouvait se payer très cher. Après la victoire du christianisme, le Moyen Âge européen fut caractérisé par la fusion entre le religieux et le politique et on sait à quelles barbaries cela put conduire : dans les sociétés féodales, comme dans les monarchies de droit divin, ou les sociétés théocratiques, toujours nombreuses aujourd’hui dans le monde, la revendication de liberté religieuse est immédiatement interprétée comme acte de subversion politique.

Si l’État n’est pas neutre, c’est l’égalité entre citoyens qui s’effrite : la puissance publique s’autorise alors à traiter les individus différemment en fonction de leurs convictions religieuses, même lorsqu’une certaine liberté prévaut. Le modèle type est ici celui de l’ancien empire ottoman : il autorisait la liberté religieuse, mais conférait des statuts subordonnés à ceux qui ne pratiquaient pas l’islam, religion officielle de l’empire. Les chrétiens et les juifs pouvaient pratiquer leur religion, mais étaient privés de toute une série de droits et grevés de taxes spécifiques. Les citoyens n’étaient donc clairement pas égaux.

Dans nos démocraties modernes, qui se réclament des Lumières, ce sont ces valeurs essentielles de liberté de conscience et d’égalité entre les citoyens qui, de manière ultime, fondent et justifient la laïcité. Les dispositifs de neutralité et de séparation n’ont qu’une valeur subordonnée, instrumentale, et il serait donc absurde de les sacraliser. Leur pertinence doit être jugée à l’aune des valeurs fondamentales qu’ils sont supposés servir, à savoir, en somme, la protection des citoyens contre l’arbitraire.

À partir de cette conception, la laïcité peut donc se décliner selon des modalités différentes. Le fait que des laïques soient en désaccord sur des questions comme le foulard à l’école ou la neutralité d’apparence des fonctionnaires est finalement fort légitime : la laïcité peut s’accommoder de solutions diverses et pour en choisir une qui fasse consensus, d’autres considérations entrent en jeu.

Une laïcité antireligieuse

Ce qui me semble clair, en revanche, c’est qu’en tant que principe politique d’organisation de l’État (neutralité et séparation), la laïcité ne peut en aucune façon se confondre, ni même se compromettre, avec l’hostilité envers la religion. L’agnosticisme, l’athéisme et même l’athéisme militant sont des convictions personnelles éminemment respectables et, dans une large mesure, ce sont d’ailleurs les miennes. Mais la laïcité est « tout autre chose » : elle est le dispositif politique et juridique qui permet à toutes les convictions de cohabiter, dans une société démocratique, sans violence ni injustice (ou de manière plus réaliste, en réduisant autant que possible la violence et l’injustice). Dès lors qu’un État endosse explicitement ou implicitement une philosophie antireligieuse, il devient aussi peu laïque que s’il endossait une religion en tant que telle.

Comment expliquer alors que la laïcité soit si fréquemment confondue avec le combat antireligieux, et cela aussi bien par les athées que par les croyants ? Il y a à cela des raisons historiques, dont une au moins est commune à la France et la Belgique : dans ces pays d’hégémonie catholique, le combat pour la séparation et la neutralité a été porté essentiellement par les secteurs athées ou libres penseurs de la bourgeoisie, d’abord, du mouvement ouvrier dans un second temps. L’Église catholique, historiquement très dominante, s’est positionnée longtemps en adversaire résolu tant de la libre pensée (par définition) que de la laïcité comme principe politique. Du côté français, il y eut la « guerre des deux Frances », qui aboutit à la loi de séparation de 1905. Du côté belge, on sait que l’histoire politique du pays, de l’indépendance à la Première guerre mondiale, fut largement dominée par le clivage religieux entre les libéraux et les catholiques, clivage qui s’est focalisé sur la question de l’école.

La Belgique n’a pas eu de « loi de séparation », mais a connu une sorte « d’armistice » en particulier lors du Pacte scolaire de 1958. Le clivage religieux a alors perdu beaucoup de sa centralité politique, mais dans un pays « pilarisé », très étranger au jacobinisme français, il a subsisté. Au cours des cinquante dernières années, la Belgique s’est largement sécularisée, les Églises se sont vidées et les séminaires encore davantage. Mais l’Église catholique a gardé un poids sociologique fort dans des secteurs comme l’éducation ou la santé. Le parti catholique (rebaptisé PSC après la guerre) est par ailleurs devenu le « point d’Archimède » dans la constitution des gouvernements : ayant un pied à gauche et un pied à droite, il pouvait s’allier tantôt aux socialistes, tantôt aux libéraux. C’est devenu pour quarante ans un « parti faiseurs de rois ». L’Église catholique, dont l’autorité morale n’a cessé de diminuer au sein d’une société devenue de moins en moins croyante (au sens classique) a ainsi conservé des relais importants tant au plan politique qu’au sein de ce qu’on appelle aujourd’hui la « société civile ». Rappelons-nous la célèbre formule du ministre Psc, Charles- Ferdinand Nothomb, qui disait à peu près : « Vingt pour cent d’électeurs, quatre-vingts pour cent d’influence ».

La perpétuation d’un pouvoir catholique faiblissant, mais toujours bien présent, a eu un effet pervers sur la laïcité : le maintien d’une alliance paradoxale entre l’athéisme et la défense de la laïcité. On dit bien « alliance paradoxale » parce que l’athéisme est une chose (c’est une forme de conviction philosophique personnelle) et la laïcité en est une autre, très différente (c’est un dispositif politique garantissant à la fois la liberté de conscience et l’égalité entre citoyens). La confusion entre les deux n’est pas conceptuellement tenable, parce qu’on ne peut évidemment pas lutter pour un État à la fois laïque et athée : si l’État est laïque, il se tient à équidistance de toutes les convictions, religieuses ou non. S’il est athée, il embrasse une conviction parmi d’autres et cesse d’être laïque. Les anciens États « communistes » du bloc de l’Est n’étaient pas des États laïques et la liberté religieuse y était constamment menacée.

Bien sûr, cette confusion s’inscrit dans l’histoire, comme ne manquait jamais de le rappeler Pierre Galand, le précédent président du Centre d’Action laïque. Mais la maintenir me paraît constituer une « faute stratégique ».

C’est une faute stratégique, parce qu’elle semble faire des athées et des agnostiques les dépositaires exclusifs de la laïcité. Ce faisant, cette conception pousse les croyants de toutes obédiences à se méfier de la laïcité : dans nos sociétés européennes, les catholiques laïques, les Juifs laïques, les protestants laïques, les musulmans laïques… sont à coup sûr nettement majoritaires au sein de leur propre communauté religieuse. Cela signifie qu’ils ne veulent pas d’un État où leurs propres croyances auraient le statut de religion officielle. Mais la confusion laïcité/athéisme rend cette position difficile à exprimer. Si la laïcité est structurellement liée à l’incroyance, alors les croyants, par définition ne peuvent pas être laïques. C’est probablement ce que pense une partie des laïques « historiques ». Mais, par ricochet, c’est aussi ce que sont amenés à penser les croyants : la laïcité leur apparaît comme une arme du combat antireligieux, et elle pousse donc les croyants à la rejeter, alors que, dans notre société plurielle, elle devrait constituer leur meilleure protection.

On peut dire de la laïcité, en Belgique francophone (mais en France aussi, sous d’autres modalités), qu’elle a « épousé son ennemi » : luttant, depuis l’indépendance du pays en 1830, contre une Église catholique souvent dogmatique (malgré Vatican II) et qui n’a cédé ses privilèges institutionnels que pied à pied, la laïcité s’est constituée en « contre- Église » parfois elle aussi dogmatique. Ce mimétisme aurait pu se défaire au tournant du siècle : l’éjection des catholiques du gouvernement, pour la première fois depuis quarante ans, a permis de mettre à l’agenda une série de lois progressistes au plan moral (simplification du divorce, mariage homosexuel, entre autres). La crise de la pédophilie au sein de l’Église a, en outre, donné un coup d’accélérateur majeur à la sécularisation de la société belge. L’Église catholique est aujourd’hui « minoritaire dans les têtes » : les Belges (avec des différences régionales) se définissent toujours à cinquante pour cent comme catholiques, mais bien peu intègrent les prescrits moraux de « leur » Église dans leur vie quotidienne.

Le divorce entre la société belge et « son » Église aurait pu amener la laïcité à s’émanciper de ses origines athées et antireligieuses pour voler de ses propres ailes. Mais l’envol n’a pas eu lieu : dans le contexte de l’accélération de la globalisation, la nouvelle visibilité de l’islam de Belgique a enrayé le processus.

L’islam et la laïcité de combat

Il ne fait pas de doute que l’islam de Belgique (et de France) est devenu, ces vingt dernières années, plus visible. On pourrait dire en somme qu’il a fait son coming out. On peut voir cela en schématisant à l’extrême, de deux manières.

La première est la vision « conspirationniste » : selon cette vision, l’islam a « tombé le masque », il a dévoilé (si on peut se permettre cette formule) son agenda caché, qui est de coloniser l’Europe et d’y imposer sa conception du monde, symbolisée par la charia. Comme toutes les visions conspirationnistes, celle-ci s’enracine dans un élément de vérité : il y a en Europe des musulmans qui pensent de cette manière et certains d’entre eux sont dangereux. Mais précisément, dans cet imaginaire de

« l’invasion », il n’y a guère de place pour les musulmans individuels : il n’y a de place que pour « l’islam », perçu comme réalité globale et homogène de Djakarta à Tanger en passant (bien sûr) par Téhéran. Dans cette vision, les musulmans ne sont que la « cinquième colonne » de l’oumma : ils n’ont ni vie quotidienne, ni aspirations personnelles, ni trajectoires individuelles, ni rien. Ils n’ont pas de maison qu’ils souhaitent aménager, ils ne cherchent pas d’école pour leurs enfants, ne se demandent pas quand ils vont aller voir leur famille. Bref, ils n’ont pas d’existence en tant que personnes, seulement en tant que musulmans. Cette vision est populaire, dans des sociétés européennes en voie de précarisation et de fragilisation. Elle est populaire pour au moins trois raisons. D’abord, elle se nourrit de l’ignorance persistante, dans la majorité de la population, de ce que vivent et pensent les musulmans concrets, les musulmans de chair et d’os. On parle beaucoup des musulmans, mais on ne les fréquente pas, on ne peut donc que les imaginer. En deuxième lieu, cette vision conspirationniste est typique d’une société de modernité radicale, à la fois globalisée et saturée d’images. Lorsqu’ils parlent de l’islam, les médias mélangent allègrement les images de Kaboul, de Bagdagd, de Bruxelles et de Londres comme s’il s’agissait d’une même réalité, d’un même contexte, d’une grande fracture mondiale. Ces médias produisent ainsi une grille de lecture simple du monde, ce que les sociologues appellent un « imaginaire » : avant il y avait le « monde libre » face au « bloc communiste », maintenant il y a l’Occident civilisé face à l’islam barbare. De ce point de vue, la reconversion des productions hollywoodiennes est impressionnante : dans Rambo III, en 1988, Sylvester Stallone se battait aux côtés des courageux Moudjahidines afghans – les précurseurs des Talibans, donc – contre les féroces envahisseurs soviétiques. Aujourd’hui, les cruels terroristes musulmans ont remplacé dans la filmographie les cruels communistes soviétiques. Bien sûr, la violence qui embrase le Moyen-Orient aujourd’hui vient donner du carburant à cette vision globalisante. Mais il faut garder à l’esprit que cette violence puise sa source première dans un acte d’agression qui fut, lui aussi particulièrement barbare : l’invasion américaine de l’Irak en 2003.

La troisième raison du succès de la vision conspirationniste est qu’elle fait des musulmans un bouc émissaire commode face à l’insécurité économique et sociale croissante dont souffre la frange la moins bien lotie des populations européennes. Et en Europe, nous avons une lourde tradition en matière de boucs émissaires. Ce qui est frappant, c’est à quel point le discours conspirationniste sur les musulmans d’aujourd’hui ressemble – dans des conditions globales bien sûr très différentes – au discours conspirationniste sur les Juifs, qui est lui-même loin d’avoir disparu et qui est assez souvent porté par les mêmes.

L’autre interprétation de la nouvelle visibilité musulmane est, au contraire « intégrationniste » : elle témoigne de la prise de conscience par les musulmans de la deuxième et de la troisième génération, que leur vie sera pour l’essentiel en Europe (et pour ce qui nous concerne, en Belgique). Dès lors, la discrétion culturelle et religieuse qui semblait naturelle pour des « travailleurs invités » n’est plus acceptable pour des citoyens de plein droit. On retrouve souvent ce discours dans la bouche des jeunes musulmans eux-mêmes : « nous sommes Belges depuis la naissance, de quel droit nous demande-t-on de nous cacher en tant que musulmans ? » Mais c’est aussi l’analyse que font l’immense majorité des chercheurs qui travaillent avec les « communautés » et qui cherchent à comprendre ce qui s’y joue : c’est parce qu’ils se définissent comme des citoyens d’ici et se ressentent comme tels que les musulmans des deuxième et troisième générations estiment ne plus avoir à se cacher d’être musulmans ni à devoir « s’adapter » à quoi que ce soit. De plus en plus souvent, les musulmans de Belgique sont tout simplement des citoyens belges ordinaires, qui n’ont jamais eu d’autre nationalité, et qui parlent avec l’accent local, qu’il soit de Bruxelles, de Liège ou de Charleroi. Ils sont peut-être supporter du Standard ou d’Anderlecht et ils regardent Belgium has got talent. Dans cette perspective, inverse de l’imaginaire conspirationniste, le renouveau de l’islam en Belgique est un signe de « normalisation ». Si les Belges musulmans ne rasent plus les murs, ou en tout cas beaucoup moins, c’est précisément parce qu’ils se sentent belges.

Bien sûr, adopter une perspective intégrationniste ne signifie pas que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Parce qu’il y a bien, chez beaucoup de musulmans, une réactivation du sentiment religieux et que pour nos sociétés, c’est une réalité nouvelle. Il faut s’assurer que cette renaissance religieuse, même dans une partie fort minoritaire de la population, ne se fait pas au détriment de valeurs structurantes, fondamentales pour nos sociétés. En particulier, il faut isoler ceux qui sont tentés de dévoyer cette renaissance religieuse par la violence contre les « incroyants ». Simultanément, il faut éviter de transformer nos propres pratiques culturelles contingentes et circonstancielles en « reliques sacrées ». Il s’agit donc de reformuler, selon les termes de John Rawls, un nouveau « consensus par recoupement », en évitant de mêler des questions de nature très différente. À titre d’exemple, la question de l’égalité entre hommes et femmes est un fondement de notre société – qui, d’ailleurs, reste fort mal appliqué, par cette société même, indépendamment de toute question religieuse. En revanche, la mixité est une question beaucoup plus circonstancielle : nos sociétés ne l’appliquent pas en tout et partout, et il existe bien des lieux ou des associations qui ne sont pas mixtes.

Entre la vision « conspirationniste » et la vision « intégrationniste » de la nouvelle visibilité musulmane, on aurait pu penser – j’avais moi-même pensé – que le monde « laïque » était intellectuellement particulièrement bien armé pour faire le tri. C’était oublier le poids de l’histoire.

Une religion qui s’exprime, qui vit et qui se manifeste, pour la laïcité historique, c’est à la fois un effroi et une aubaine. Un « effroi » : parce que l’on croyait en avoir à peu près fini avec la religion et voici qu’elle ressurgit ailleurs ; une « aubaine » : parce que les organisations laïques historiques auraient pu se voir reléguées au rang de vieilleries obsolètes et voici qu’elles retrouvent un « ennemi », et donc une raison d’être. Dès lors, toute manifestation visible de l’islam ne peut être interprétée que d’une seule manière : c’est le retour de l’hydre obscurantiste, que l’on croyait avoir terrassée.

Une série de courants se réclamant de la laïcité me paraissent ainsi commettre un contresens : ils confondent une religion qui fut longuement hégémonique avec une religion nettement minoritaire et réclamant avant tout un espace d’expression. Ils ont reconduit à l’égard de l’islam la stratégie d’hostilité frontale utilisée – avec raison – contre le catholicisme. Mais la situation est tout à fait différente : la religion catholique revendiquait « toute la place » (et le magistère des consciences), alors que la religion musulmane revendique « une place parmi les autres ». La religion catholique était, largement, celle des dominants. La religion musulmane est, le plus souvent, celle des plus fragiles.

On voit les ravages de cette obsession. Partie de la question de l’école, la « querelle du voile » a vite atteint l’ensemble de la société, saturé les médias, offert un prétexte à tous les positionnements politiques et elle pourrit, aujourd’hui, toute la question de la citoyenneté, notamment de la citoyenneté au travail. Cette question n’est bien sûr pas simple et elle s’enracine dans un terreau d’angoisse profond au sein d’une partie de la population. Au-delà même de la visibilité des musulmans, c’est toute la société européenne qui est aujourd’hui tentée par le backlash selon la formule du démographe français Hugues Lagrange, à savoir une demande d’ordre et de normalisation.

En choisissant de « réarmer » la laïcité antireligieuse, des défenseurs sûrement sincères de la laïcité ont ainsi offert à une société angoissée (et comment ne le serait-elle pas devant l’évolution du monde) le pire des cadeaux : un instrument idéologique pour justifier non seulement les peurs et les angoisses, mais les hostilités et le racisme latent. Elles ont offert à cette société un « bouc émissaire légitime » à toutes les craintes qui l’accablent. Aujourd’hui, ces laïques sincères voient les choses leur échapper : le « golem » qu’ils ont produit vit sa vie propre. De plus en plus souvent, des femmes se voient éjecter de leur travail, « au nom de la laïcité », parce qu’elles portent le foulard. Et on ajoute souvent que c’est « pour leur bien » : il s’agit de les « émanciper ». Et parce qu’elles rechignent à s’émanciper de la manière que souhaitent les laïques sincères, elles ont le choix entre s’humilier ou rester chez elles, se privant ainsi de la ressource première de l’émancipation : la possibilité de gagner sa vie soi- même. Le message est facile à décoder : on leur dit « ôtez vos voiles », mais ce qu’il faut entendre c’est « courbez la tête ».

Faisons un pas de plus : en interprétant tout signe religieux visible comme un symbole ou une annonce de radicalisation, on produit cela même que l’on veut à tout prix éviter. On pousse les musulmans « ordinaires » dans les bras des radicaux puisqu’on ne leur laisse plus d’autre espace à occuper. C’est le syndrome bien connu de la prophétie auto-réalisatrice : en accusant chaque musulman d’être un terroriste potentiel on ne peut que fabriquer du terrorisme réel.

Une autre laïcité est-elle possible ?

En réalité, il existe déjà une autre stratégie laïque. Mais elle est minoritaire, pour l’instant en tous les cas. Pour avoir parlé dans un certain nombre d’associations, qu’il s’agisse de Maisons de la laïcité ou de Centres d’intégration, je sais que des cadres du mouvement laïques s’investissent dans le dialogue interculturel et partagent, totalement ou partiellement, cette analyse. Symétriquement, on voit émerger chez les croyants de toutes obédiences, une élite intellectuelle qui défend la laïcité au sens où j’ai tenté de la définir, c’est-à-dire comme un dispositif politique central de nos États de droit.

La laïcité peut donc être une des voies – pas la seule, mais une voie privilégiée – d’un véritable dialogue entre les convictions philosophiques et religieuses. Mais cela suppose à la fois qu’on solde les comptes du passé (il faut divorcer de l’Église catholique) et que l’on s’attaque aux fantasmes (la marche du monde n’a rien à voir avec le choc des civilisations). Cela veut dire que le monde dit « laïque » doit s’interroger sur l’opportunité de séparer beaucoup plus radicalement la défense de la laïcité comme dispositif juridique et politique de la défense de l’athéisme comme conviction philosophique personnelle. Cela reviendra en quelque sorte à « laïciser la laïcité », si on me permet cette expression.

L’histoire rend ce mouvement de séparation difficile. En même temps, la laïcité, en Belgique francophone, dispose d’une opportunité extraordinaire pour constituer ce laboratoire et ce, pour deux raisons.

La première raison est que, contrairement à la France, il y a relativement peu de place pour le développement, chez nous, d’un mouvement national- identitaire, comme il a émergé chez nos voisins, où il tente de corrompre le concept même de laïcité. C’est que la Belgique francophone risque peu de vouloir se poser en « nation-forteresse » comme, malheureusement une partie de la France est tentée de le faire aujourd’hui. Durant ses cent- quatre-vingt ans d’existence, la société belge a toujours été confrontée d’une manière ou d’une autre à des questions de pluralisme identitaire, qu’il soit convictionnel ou linguistique. La Belgique a été forcée de négocier constamment avec elle-même pour définir ce qu’elle était, entre deux communautés culturelles aux destins divergents et si l’on peut fantasmer sur l’idée d’une « France éternelle », la notion de Belgique éternelle n’a aucun sens et ce n’est peut-être pas plus mal.

La deuxième raison est que la Belgique francophone n’est plus aujourd’hui qu’un patchwork de minorités convictionnelles : les catholiques, les musulmans, les Juifs, les protestants, les athées, les agnostiques, les bouddhistes… sont tous des groupes minoritaires. Tous ont intérêt à la protection d’un cadre commun équitable, qui leur garantisse qu’ils ne seront ni inquiétés ni discriminés pour leurs convictions. La laïcité est le candidat « naturel » pour fournir ce cadre. En cela, elle reste une idée éminemment moderne.

Au fond, le mouvement qui se déroule aujourd’hui est un jeu « perdant-perdant ». C’est que les deux visions que j’ai schématiquement proposées plus haut, la vision conspirationniste et la vision intégrationniste de la revitalisation religieuse musulmane, ne sont pas seulement des grilles d’interprétation. Ce sont fondamentalement, des visions « performatrices » : elles ont une dimension prophétique au sens où elles contribuent à faire advenir ce qu’elles annoncent. L’omniprésence de la vision conspirationniste dans l’espace public, et en particulier dans les médias, ne peut que pousser les croyants minoritaires à se replier sur eux-mêmes, voire à se radicaliser. Cela n’en fera jamais une cinquième colonne, mais cela contribuera à segmenter notre société, et à produire à dose massive ce que précisément nous voulons éviter : le communautarisme. Le discours antireligieux et particulièrement anti musulman d’une partie de la laïcité devient ainsi le meilleur allié du discours fondamentaliste d’une partie du monde musulman. À l’inverse, le développement du point de vue intégrationniste élargit l’espace d’expression pour les croyants laïques, qui sont nos alliés naturels. Pour développer ce point de vue, il n’y a bien sûr qu’une seule solution : il nous faut aller au contact, apprendre à connaître réellement les réalités religieuses de notre pays et à dialoguer avec elles (en ce compris, bien sûr, le catholicisme, le judaïsme et le protestantisme qui connaissent tous des évolutions). Pour cela, nul doute qu’il faudra réviser le logiciel historique de la laïcité et l’adapter aux transformations du monde. Mais n’est-ce pas le propre de la pensée libre de pouvoir sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier ?

Informations complémentaires

Auteurs / Invités

Marc Jacquemain

Thématiques

Catholicisme, Conspirationnisme, Islam, Islamophobie, Laïcité, Politique belge, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Religions

Année

2017