Deuxième partie : Dans la formation de deux mythes rivaux : la perception des chrétiens par leurs rivaux

Daniel DONNET

 

UGS : 2021007 Catégorie : Étiquette :

Description

Dans cette deuxième partie, qui abordera la formation d’un mythe rival du christianisme, on s’attardera à mettre en lumière la perception que pouvaient avoir des chrétiens les tenants d’une morale de vie fondée sur une démarche réflexive inspirée par les philosophies grecques.

Au début de notre ère, deux communautés rivales attestent une concentration de traits mythiques sur une figure emblématique. L’une d’elles, les chrétiens, regroupe de plus en plus d’adeptes dans une commune adhésion à leur figure de proue, et ce progrès inquiète l’épouse de l’empereur Septime Sévère, Julia Domna (± 170-217), qui voit une possibilité de barrage dans la mise en cheville du culte ‘païen’ du soleil avec l’exaltation du prédicateur pythagoricien Apollonius (16-±97), dit ‘Apollonius de Tyane’, par référence à sa ville natale en Cappadoce.

Comme Jésus, Apollonius appuie son message par des miracles et ses adeptes le considèrent comme d’essence divine. La tradition orale s’empare de sa biographie, renforcée par des écrits que l’on n’a plus, mais que son biographe prétend avoir consultés : ce biographe est un écrivain du IIIe siècle, Flavius Philostrate, qui, à la demande de Julia Domna, donc vraisemblablement avant 217, rédige en huit livres-chapitres le récit des faits et gestes d’Apollonius.

Mais sans doute convient-il tout d’abord d’éclairer davantage le contexte des relations entre les chrétiens et les défenseurs des philosophies grecques, car l’hostilité au christianisme ne vient pas seulement du pouvoir, qui se sent agressé dans ses structures vitales, mais également des intellectuels, menacés dans leur principe de fonder la morale sur la réflexion philosophique, et non sur une foi, tenue pour une folie par ses propres partisans.

En 180, donc quelques décennies avant la rédaction de la biographie d’Apollonius de Tyane, paraît un premier traité polémique, intitulé Discours de vérité dû à Celse. L’original de cet écrit n’a pas survécu au triomphe du christianisme, mais les chrétiens ont soigneusement transmis la réfutation qu’en fit Origène au milieu du IIIe siècle (248), dans son ouvrage Contre Celse. Et par les nombreuses citations du Discours de vérité que fournit Origène dans cette réfutation, on peut prendre idée de son contenu. Incontestablement Celse passe à l’étamine tous les coins et recoins du vécu chrétien, et rien n’échappe à ses reproches. Il en est certes qui trahissent le pamphlet faisant flèche de tout bois, y compris de ragots, le modèle du genre étant, dans le contexte d’un dialogue avec un Juif, l’adultère commis par Marie avec le soldat Panthère et la nécessité pour Jésus de louer ses services en Égypte, où il est initié aux pouvoirs magiques. D’autres reproches tiennent à des divergences d’option philosophique ou théologique ; ainsi, notamment, la contestation de l’incarnation, de l’immortalité et de la résurrection de Jésus, la critique de la conception du Dieu des chrétiens, l’affirmation de la supériorité de la morale « grecque » sur celle des chrétiens, jugée banale voire barbare, etc. Enfin, il en est qui vont nous permettre d’alimenter une comparaison susceptible de rendre le contraste entre, d’une part, les chrétiens des premiers siècles, c’est-à-dire avant que les Pères de l’Église ne reformulent et théorisent le message en termes philosophiques et, d’autre part, les milieux philosophiques « païens ».

Une comparaison éclairante

Ces reproches de Celse que nous mettons en exergue se résument à ceci : les chrétiens se tiennent à l’écart, retranchés de la société ; ils témoignent d’insuffisance intellectuelle ; ils recrutent volontairement dans des milieux incultes ; ils promeuvent une foi aveugle au détriment de la démarche rationnelle ; ils sont d’une extrême crédulité ; ils font fi de l’autorité paternelle ou de celle des précepteurs dans leurs tentatives de convertir les jeunes : « c’est eux qu’il faut croire », dit Celse pour caractériser leur comportement.

Une comparaison nous tente beaucoup qui puisse éclairer le contraste existant entre les deux groupes dont nous faisons état. Il est, à nos yeux, aussi prononcé que celui qui opposerait un philosophe du siècle des lumières et les témoins de Jéhovah : on doit, chez ces derniers, saluer l’abnégation, le courage, la sincérité et la vigueur des convictions, ce dont aussi certains romains « païens » créditaient les chrétiens, mais en même temps regretter que l’ouverture intellectuelle, la souplesse et l’aptitude à la réflexion philosophique ne soient pas du même niveau. Voilà pour la perception qu’avait Celse des dispositions intellectuelles des chrétiens.

Quant au fait que les chrétiens se tiennent à l’écart de la société, nous confirmons la comparaison : la conception jéhoviste de non-interférence dans les affaires publiques les conduit au refus de servir dans les forces armées (c’était le cas chez nous bien avant que ne soit légalisée l’objection de conscience : les témoins de Jéhovah préféraient, courageusement, la prison au service militaire), au refus de chanter un hymne national, de saluer un drapeau. Et lors d’élections, ils écrivent sur leur bulletin : « Je vote pour le royaume de Dieu » : prise de distance à l’égard des institutions politiques.

Enfin, nonobstant une disculpation par la Cour européenne des droits de l’homme de constituer une secte, des témoignages ont fait état d’une forme d’embrigadement dont il était parfois difficile de sortir, comportement qui, mutatis mutandis, s’apparente à ceux d’une secte. Au demeurant, ces comportements ont suscité en France cette qualification depuis 1995.

Or je viens de dire que Celse reproche aux propagandistes chrétiens de faire fi, dans leur tentative de ralliement de la jeunesse, des droits de l’autorité paternelle ou des précepteurs. Et si l’on doutait de la pertinence du reproche émis par Celse, on pourrait, chez les chrétiens eux-mêmes, trouver l’aveu d’un comportement analogue à celui d’une secte. Ainsi, ce passage des Actes des Apôtres, aux chapitres 4 et 5. On lit au ch. 4, vv. 32 et sv. : « L’assemblée des croyants n’avaient qu’un cœur et qu’une âme… Tous ceux qui possédaient des domaines ou des maisons les vendaient, en apportaient le prix aux pieds des apôtres »Suivent un exemple puis un contre-exemple : ch. 5. : « Un certain Annanie et sa femme Saphire… ayant vendu une propriété, gardent pour eux une partie du revenu ». Pierre convoque d’abord le mari ; il nie les faits. Et Pierre de lui dire (Ac 5, 4-5) : « Comment as-tu conçu en ton cœur un tel dessein ? Ce n’est pas aux hommes, mais à Dieu que tu as menti. À ces mots, Annanie tomba mort et une grande frayeur s’empara de l’assistance ». Ensuite, la femme, qui ignore ce qui est arrivé à son mari, vient à l’assemblée ; elle est prise à partie par Pierre : même scénario, même issue fatale, même conclusion : « Une grande frayeur saisit toute l’Église et tous ceux qui entendirent le récit de ces événements ».

Nous osons espérer que ce récit ne doit pas être pris au premier degré, mais de toute façon, implicitement, il témoigne d’une tendance qui renvoie à un comportement de secte.

Reprenons…

J’arrête ici la comparaison pour renouer avec Celse. On note aussi, sous sa plume, en reproche aux chrétiens : leur croyance à « des vestiges de légendes anciennes », dont la conception virginale et la résurrection

Cette prise de position de Celse à une époque où plane le souvenir d’Apollonius de Tyane, dont le culte est promis sous peu à une revitalisation, met en lumière une dichotomie sociologique au sein des adversaires des chrétiens :
– Il y a le niveau des penseurs, des docteurs, qui se prévalent des courants philosophiques « païens » et prennent, au nom de la rationalité, leur distance à l’égard du miraculeux, tenu pour chimérique et d’un autre âge.
– Mais à un autre niveau, on doit tabler sur la crédulité populaire, la brancher sur des croyances irrationnelles ; il y va de la diffusion et du succès de la biographie d’Apollonius de Tyane ; et le succès du thaumaturge fut bien réel même s’il s’essouffla au fil du temps, car alors que l’empire romain était devenu officiellement chrétien, on y trouve encore des traces de la foi dans le pouvoir miraculeux d’Apollonius.

On ne pourrait trouver une démonstration plus claire de ce que le meilleur allié des croyances irrationnelles, c’est que l’on veut y croire. Vouloir croire, c’est, pensons-nous, l’explication la plus plausible de la persistance de la croyance irrationnelle au miracle.

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Informations complémentaires

Année

2021

Auteurs / Invités

Daniel Donnet

Thématiques

Mythes, rites et traditions, Philosophie, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses