Des valeurs réinterrogées. Penser ou Dépenser. Marchandisation des valeurs et valeur d’usage

Jean CORNIL

 

UGS : 2007032 Catégorie : Étiquette :

Description

Novembre 2007

« S’agit-il toujours du même être humain »

Michel Serres

Sécurité, parité, réseau : c’est par ce triptyque que le sociologue Zygmunt Bauman propose de remplacer la trilogie « Liberté, Égalité, Fraternité », devise emblématique de notre modernité. Le malaise, l’angoisse, l’incertitude générée par la mondialisation ont progressivement provoqués un besoin accru de sécurité face à la luxuriante liberté post-68, même si l’alliance de ces valeurs est consubstantielle à l’individu contemporain.

La justice s’incarne moins dans l’égalité des conditions, un des fondements du combat progressiste, que dans la reconnaissance des droits identiques. « L’époque est prête à s’enflammer pour combattre la moindre discrimination entre un homosexuel et un hétérosexuel, mais a cessé de s’intéresser aux inégalités, fussent-elles gravissimes, entre deux homosexuels qui sont, par ailleurs, salariés, cadres, chômeurs, etc. La nouvelle sensibilité culturelle contribue à anesthésier l’ancienne sensibilité sociale. « Le « politiquement correct » vient, sans l’avoir voulu, au secours de l’iniquité » écrit Jean Claude Guillebaud. Et, la fraternité cède la place au réseau, plus souple et qui offre cet avantage de donner à croire que l’on peut maîtriser ses actions, ses amitiés, ses amours, face au socle traditionnel, inconditionnel et irrévocable que constitue la famille, même si cette dernière a connu une évolution parallèle à l’émergence de l’individualisme moderne.

Fin de l’histoire et dernier homme

L’évolution de la triade sacrée de la République illustre parfaitement l’évolution du discours dominant. « Un discours hante l’Occident, écrit François Brune, il n’y a plus d’idéologies ». Alain Minc déclare : « Ce n’est pas la pensée, c’est la réalité qui est unique ».

Au fond, l’effondrement des grands modèles explicatifs de l’histoire, les conceptions de la Grèce antique, les monothéismes, les idéologies libératrices du XIXe siècle, a produit un monde où l’homme a l’illusion d’être transparent à lui-même. Fin de l’histoire à la Fukuyama et dernier homme. L’humanité entrerait dans la dernière étape de son évolution. Unification de la planète par l’extension infinie de la démocratie et du marché. Monde uniforme, pacifié par le commerce et la consommation. Histoire, point final.

Voici donc que serait enfin réalisé le vieux rêve messianique d’un homme réconcilié avec lui-même. Après tant de siècles d’espérances et de cités idéales, voici la potion du bonheur terrestre : la démocratie actionnariale, fonds de pension et droits de l’homme. Triomphe du modèle libéral comme aboutissement de la condition humaine. Mais pourquoi cette réussite exemplaire ? Jean Claude Michéa : « … la modernité occidentale apparaît donc comme la première civilisation de l’histoire qui ait entrepris de faire de la conservation de soi le premier (voire l’unique) souci de l’individu raisonnable, et l’idéal fondateur de la société qu’il doit former avec ses semblables ». Autrement dit, la première civilisation qui se fonde sur ce que les hommes sont et non pas sur ce qu’ils devraient être. Exit l’homme nouveau, folle espérance d’un avenir radieux. Ombre tutélaire d’un système dominant qui envahit progressivement toute la planète, société rationnelle où chacun œuvre à son petit optimum privé « sans qu’il n’y ait plus jamais lieu de faire appel à la vertu des sujets ».

Le désenchantement du monde

Il n’y aurait donc plus d’idéologie, de modèle explicatif dominant, de grande conception holiste du lien qui fonde les relations entre les hommes. Pourvu que chacun se contente de suivre sa « pente naturelle » en accumulant sans cesse les biens matériels ou symboliques. Même si c’est pour conjurer l’angoisse de la mort et notre finitude face à l’autre. Même si cela est pour nous croire immortels. Fini donc le rêve d’une société meilleure. Finie donc l’invocation de vertus et valeurs de solidarité ou de bien commun. Retour à la fable des abeilles. Si chacun travaille exclusivement pour soi, l’ensemble par juxtaposition des intérêts privés conduira à la réalisation du bien général.

Jean Marc Ferry qualifie l’époque et les valeurs dominantes par trois thèmes : le désenchantement du monde, la raison instrumentale et l’individualisme possessif. Désenchantement par la perte de sens, le vide, le règne de l’éphémère, par cet athéisme sociologique qui ne traduit plus aucun ordre imaginaire du monde, par la toute puissance de la technique qui est aujourd’hui « …un processus définalisé, dépourvu de toute espèce d’objectif défini : à la limite plus personne ne sait où nous mène le cours du monde, car il est mécaniquement produit par la compétition et nullement dirigé par la volonté consciente des hommes regroupés collectivement autour d’un projet… ». Rationalisation et modernisation, selon Max Weber, qui « se traduit par une monétarisation de l’économie, une juridification des rapports interpersonnels, une psychologie de l’éducation, une médiatisation de la culture, une bureaucratisation de la politique – soit une « réification » généralisée des rapports de l’homme au monde, marque d’un triomphe de la raison instrumentale ».

La raison instrumentale

Triomphe donc de la raison instrumentale qui ne porte plus sur les buts et les fins de l’œuvre humaine, mais juste sur les moyens d’accroître la maîtrise du monde. En témoigne l’évolution du vocabulaire, expérience devient expertise, question devient problème, pauvre devient exclu, privatiser devient rationaliser ou optimiser, patron devient entrepreneur… Ce qui doit faire sens aujourd’hui, c’est la prise d’influence, la stratégie, le succès individuel, la planification de la conquête du pouvoir. Peu importe ce qui est vrai ou faux, beau ou laid, juste ou injuste, ce qui prime c’est le coup médiatique, l’efficacité présumée, le « génie » de la tactique. Tout est devenu stratégie et calcul. Marche en avant du capitalisme hyperindustriel où le savoir-être-au-monde, comme le décrit Bernard Stiegler, le savoir – vivre, voire l’art de vivre, le mystère, le désintéressement, l’enchantement ont disparu au profit d’un système qui « apparaît comme ce qui tend à liquider toutes les formes de savoir, à produire de l’entropie et du dégoût, et à rendre de monde insipide ».

Enfin, l’individualisme possessif où chacun maximise, en égocentrique, son calcul individuel avantages/coûts, au détriment de la coopération collective et d’un projet sociétal commun. Le remettre en cause, c’est prendre le risque d’un retour aux vieilles lunes collectivistes dont le XXe siècle a consacré l’échec. Ici à nouveau, l’assignation anthropologique d’un homme mû par ses seuls intérêts serait l’horizon indépassable de notre condition. La recette du bonheur – l’eudémonisme – résiderait en une accumulation insatiable de biens, concrets ou imaginaires, incarnés ou symboliques, sans aucune capacité de limite, d’auto-contrainte. Sans percevoir surtout le caractère autophagique de nos comportements. Comme l’écrit Denis Duclos, nous nous dévorons nous-mêmes : « l’équipement, le logement, le transport facile, désormais, je les prends sur l’espace, l’air, l’eau : travailleur et consommateur, je me blesse comme être vivant ; enrichi en biens échangeables, je m’appauvris en biens non reproductibles ».

L’idéologie d’aujourd’hui

François Brune analyse l’idéologie d’aujourd’hui, une sorte de matérialisme libéral qui nous aurait définitivement débarrassé des vieilles utopies et caractérisée par le mythe du progrès, le primat de la technique, le dogme de la communication et la religion de l’époque.

Mythe du progrès continu et infini, grâce aux avancées sans cesse plus innovante des technosciences et idéologies du changement où tout le pseudo-sens de l’action est tendu vers le futur. « Il faut du changement, il faut que notre société bouge, il faut de l’évolution, qui est immanquablement amélioration ». La nouveauté est en soi une valeur positive. On nous ferait croire que posséder le dernier modèle de Gsm, de Mp3, d’écran plasma suffirait à nous contenter de bonheur et à satisfaire nos désirs. Tout est axé sur le demain. « La temporalité des sociétés se pense à partir de l’avenir ». Pourtant si le progrès a un avenir, c’est d’abord dans la réalité la plus crue des souffrances et de la misère de ceux qui, par milliards, vivent, au-delà des mers et des sables, dans un dénuement total. Mais c’est aussi la finitude des ressources naturelles et les limitations à l’exploitation des réserves de la biosphère qui balisent ce progrès dans la transformation du monde. « Si le progrès a un avenir, c’est à la triple condition d’être « déglobalisé », « défatalisé » et « désutopisé ». » écrit Pierre André Tagnieff.

Primat de la technique ensuite par le fait que la technologie devient un but en soi en occultant le sens même d’une existence ou d’une société. La question de comment prime celle du pourquoi ? La démocratie, comme l’écrit Luc Ferry, risque plus d’être minée par cette absence de maîtrise et d’invention d’un sens collectif que par les fanatismes ou les totalitarismes qui relèvent la tête. La dépossession de l’idéal de la citoyenneté provient plus de cette compétitivité mondialisée qui n’a d’autres buts qu’elle-même, que d’obscurantismes religieux ou de nostalgies extrémistes. Et cette suprématie de la raison technologique s’épanouit dans le culte de la vitesse et de la mobilité, dans la valorisation de l’image et de la communication – être branché, être en contact, être en permanence accessible à tous – afin d’occuper notre temps de cerveau disponible. Glorification aussi de l’époque, de l’immédiat, de l’instantanéité comme si, oublieux d’une histoire et de toutes ses strates qui nous ont constitués, nous vivons dans un éternel présent, sans mémoire du passé, sans projection dans l’avenir.

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Informations complémentaires

Année

2007

Auteurs / Invités

Jean Cornil

Thématiques

Immédiateté, Individualisme, Instantanéité, Mondialisation, Qualité de la vie / Bien-être