Déliance, reliance, alternance : De la complexité initatique ou de l’initiation à l’hypercomplexité

Marcel BOLLE DE BAL

 

UGS : 2007016 Catégorie : Étiquette :

Description

Les organisateurs de notre réunion m’ont demandé de vous exposer brièvement quelques idées sur les concepts de déliance et de reliance auxquels j’ai consacré un grand nombre de mes travaux sociologiques et psychosociologiques : le couple conceptuel déliance/reliance – ces deux concepts sont en effet liés dialogiquement : ils sont à la fois contradictoires, antagonistes et complémentaires – est au cœur de la pensée complexe, de l’initiation à la complexité, et donc de l’alternance en éducation.

Toutefois, avant d’entrer dans le vif de mon sujet, je souhaiterais – non sans quelque souci de provocation intellectuelle – vous soumettre trois notions quelque peu déviantes par rapport aux propos entendus jusqu’à présent.

1. Hypermodernité plutôt que postmodernité

J’avoue ne pas aimer cette notion de « postmodernité » aujourd’hui à la mode : elle laisse entendre, en effet, qu’il existerait un « après » de la modernité, différent et distinct d’elle. Or ceci me paraît éminemment contestable. Plus que jamais la modernité et sa logique de déliance, de rupture des liens humains fondamentaux, sont présentes, actives, à l’œuvre. Il n’y a pas réellement une postmodernité supposant la fin de la modernité, mais une modernité poursuivant son développement dialectique : les excès de la modernité (les rationalisations technocratiques et bureaucratiques) suscitent une antithèse que Michel Maffesoli baptise, après d’autres, « postmodernité ». Personnellement, je perçois plutôt ce système social émergent comme une « hypermodernité », terme construit sur le même modèle que ceux d’hypercomplexité développé par Edgar Morin et d’entreprise hypermoderne avancée par Max Pagès, pour décrire des réalités en gestation au sein même de la modernité.

2. Duel plutôt que dual

Pour moi la notion de « dual » évoque immédiatement celle de « société duale », c’est-à-dire d’un ensemble marqué par la séparation, l’exclusion, la division. J’estime dès lors nécessaire de lui opposer le terme apparemment proche, mais distinct de « duel », ceci par référence à ce nombre – le « duel » – intermédiaire entre le singulier et le pluriel, tel qu’il existe en de nombreuses langues (le grec, le slovène, l’hébreu, etc., mais pas le français). Ce nombre désigne ce qui va par deux et forme un ensemble, deux qui forment un tout, une entité en deux parties : les deux yeux, les deux mains, le Yin et le Yang, le bonheur et le malheur, l’ombre et la lumière, l’amour et la haine, l’ignorance et la connaissance, etc. Les réalités humaines et sociales, par nature paradoxales et dialogiques, me paraissent relever de l’ordre du « duel » plutôt que du « dual ».

3. Initiation plutôt qu’éducation 

Dans le domaine de la formation par alternance, j’estime – et je suppose qu’en la matière la plupart des personnes ici présentes partageront mon point de vue – qu’il s’agit pour l’essentiel d’un processus d’apprentissage initiatique beaucoup plus que d’une « éducation » au sens traditionnel de ce terme.

Ceci étant posé, je me propose de développer successivement les trois principaux volets de mon argumentation :

  1. Notre société peut être dite « société de déliance »
  2. En réaction contre ses carences naissent des « aspirations de reliance »
  3. La formation en alternance constitue une réponse à certaines de ces aspirations.

1. Une société de « déliance »

Un trait me paraît essentiel pour décrire notre société : il s’agit d’une société de raison, qui fonde son développement sur la raison, sur ce qu’elle croit être rationnel et/ou raisonnable. En ce sens, elle peut, me semble-t-il, être qualifiée de société raisonnante, de même que l’on baptise « folie raisonnante » un « délire appuyé sur des raisonnements » (Robert). Parmi ces « raisonnements » fondamentaux, il en est un qui nous est inculqué depuis notre plus jeune âge, sous forme de norme culturelle prégnante : diviser pour maîtriser, pour dominer. « Diviser pour comprendre » nous a enseigné Descartes, « diviser pour produire » en a déduit son disciple Taylor, faisant en cela écho au « diviser pour régner », conseillé par Machiavel à son Prince. Par référence à la théorie des systèmes sociotechniques, nous pouvons décrire cette société comme un système socioscientifique de division et de déliance, composé de deux sous-systèmes avec leurs dynamiques propres, mais étroitement interconnectées : un sous-système scientifique et un sous-système social.

 Le sous-système scientifique est articulé autour du principe de la raison simplifiante (Morin), paradigme de la science occidentale classique laquelle implique quatre clivages cruciaux : entre recherche fondamentale et recherche appliquée, entre le chercheur et les structures sociales qu’il étudie, entre concepteurs et exécutants d’une recherche, entre les instances internes à la personne du chercheur (sa personne professionnelle, sa personne privée, sa personne civique). Ce modèle rationaliste de la recherche scientifique tend, en particulier dans le domaine des sciences humaines, à produire une connaissance atomisée, parcellaire, réductrice, à creuser un profond fossé entre savoir théorique et savoir pratique : il crée de la déliance cognitive.

Le sous-système social, reflet, produit et complément de ce sous-système scientifique, se nourrit d’un certain nombre de rationalisations déliantes, c’est-à-dire de « rationalisations » techniques, économiques, sociales et culturelles (industrialisation, organisation « scientifique » du travail, informatisation, bureaucratisation, production et consommation de masse, marketing commercial et politique, etc.) lesquelles provoquent de la déliance sociale, une rupture des liens sociaux, un effilochement du tissu social ; une désintégration communautaire (dislocation des « groupes sociaux primaires » : la famille, le village, la paroisse, l’atelier,…). Cette déliance sociale s’accompagne d’une déliance psychologique (la fuite de soi, pris que l’on est par les frénésies de la production, de la performance et de la consommation… ou par l’épreuve du chômage) et d’une déliance culturelle, écologique civique ou cosmique (le repli sur soi, la fuite du monde et de l’engagement politique, le massacre de la nature, la perte des racines, le vide spirituel…).

2. Des aspirations de « re-liance »

Libérés de la nature par l’usage de la raison et de la science, nos contemporains deviennent prisonniers de leur culture rationaliste et scientifique. De plus en plus reliés par leurs techniques – la voiture, la radio, la télévision, le téléphone, la chaîne, l’ordinateur, internet – ils le sont de moins en moins par les structures sociales. La spécialisation scientifique se prolonge dans le travail en miettes, la famille en lambeaux, le village en ruines. Désintégration atomique et désintégration communautaire se révèlent les deux faces, reliées, d’un même phénomène. Surgit alors des profondeurs du corps social une aspiration profonde – dont la revendication écologique constitue une manifestation d’avant-garde – à un renouveau de reliance, à une revitalisation des liens sociaux détruits, à de nouvelles alliances entre l’homme et la nature, entre les sciences et les citoyens, à une société (réellement) « raisonnable », c’est si nous ouvrons à la fois le dictionnaire et nos oreilles : « douée de (vraie) raison ». Sous la forte pression de cette aspiration, d’importantes mutations des deux sous-systèmes sociétaux sont en gestation.

Les mutations du sous-système scientifique sont marquées par le souci de plus en plus évident d’un travail de reliance cognitive, qui se manifeste à la fois dans le champ des sciences dites « exactes » et dans celui des sciences dites « humaines » ; dans le champ des sciences de la nature, Ilya Prigogine et Isabelle Stengers plaident en faveur d’une Nouvelle Alliance entre l’homme et la nature, entre l’homme et le monde qu’il décrit, entre le système observateur et le système observé, entre le milieu scientifique et le monde humaniste, voire entre les diverses cultures scientifiques[4]. Dans le champ des sciences humaines, Edgar Morin développe un effort similaire pour échapper à la pensée mutilée et mutilante, pour réintégrer le sujet dans le paradigme de la science à la fois par le haut (l’observateur-concepteur) et par le bas (l’observé-conçu) ou, en d’autres termes, pour substituer au paradigme de simplification un paradigme de complexité, pour nourrir celui-ci des ambiguïtés, paradoxes, contradictions et incertitudes de celui-là. Une telle métamorphose de la science implique donc de nouvelles alliances et reliances : non seulement l’homme et la nature, entre sciences de l’homme et sciences de la nature, mais aussi entre les sciences de l’homme (sociologie, psychologie, économie, histoire, etc.), entre science et philosophie, entre théorie et pratique, recherche et action, expérimentation et expérience.

À ces mutations du sous-système scientifique répondent en écho des mutations du sous-système social : le besoin de « nouvelles alliances » dans le champ scientifique correspond à la quête de nouvelles reliances dans le champ social. Les producteurs écrasés par l’anonymat des grandes organisations bureaucratiques, les consommateurs affolés par les tentations de la société de l’hyper-choix (Toffler), les citoyens perdus dans la foule solitaire partent en tâtonnant à la recherche de nouveaux liens sociaux, expérimentent de nouvelles structures de reliance : communautés familiales, comités de quartier, boutiques de droit, écoles nouvelles, médecine de groupe, alcooliques anonymes, associations et sectes diverses. Ces aspirations de re-liance concernent des reliances non seulement sociales (reliance aux autres), mais aussi psychologiques (reliance à soi) et culturelles, écologiques, civiques ou cosmiques (reliance au monde). Solidarité, identité, citoyenneté : tels sont les enjeux que vivent intensément, émotionnellement, les êtres de ce temps ponctuellement rassemblés au sein de foules soudain solidaires lors d’événements comme la venue de Jean-Paul II à Longchamp, les morts subites du roi Baudouin et de la princesse Diana, la Grande Marche blanche à Bruxelles, le mondial de foot, etc.

3. L’« alternance », réponse initiatique

Au cœur de la reliance comme enjeu scientifique, social, psychologique, culturel et politique majeur, nous venons de mettre à jour quatre forces à la fois parallèles et convergentes : la complexité (reliance cognitive), l’identité (reliance psychologique), la fraternité (reliance aux autres, reliance sociale), la citoyenneté (reliance au monde, reliance culturelle, écologique, civique et cosmique). Elles constituent, en quelque sorte, ce que nous pourrions appeler le quadrige de la reliance : un quadrige n’est-il pas « un char attelé de quatre chevaux de front » (Robert) et le projet de reliance n’implique-t-il pas une action conjuguée, frontale, complémentaire de ces quatre forces attelées, tirant dans la même direction ?

Tel me paraît bien être une des dimensions essentielles d’une politique et d’une pratique de formation en alternance. Ne s’agit-il pas, en effet, d’assurer la reliance entre ces réalités trop souvent séparées, déliées : la théorie et la pratique, le langage formel et l’action directe, le maître et le contremaître, inspirations et expirations ? L’alternance multiplie des espaces-temps d’entre-temps : en ce sens, ses praticiens et ses théoriciens – dont, je le reconnais bien volontiers, je ne fais jusqu’à présent pas partie – auraient probablement intérêt à approfondir une notion avancée et développée par deux collègues belges aujourd’hui décédés, Jean-Louis Darms et Jean Laloup : celle d’interstances.

De quoi s’agit-il ? Selon ces auteurs, des « inter » qui relieraient les substances, les nourriraient et seraient nourris par elles – bref, en quelque sorte, les substances de la relation, des reliances. Leurs conceptions, à cet égard proches de la culture japonaise, tendent à rejeter le substantialisme, cette pensée substantialiste qui suppose que tout être dispose d’un substrat, d’un « noyau dur » lui assurant stabilité et permanence. À l’encontre de ce type de pensée, laquelle considère qu’il faut des termes constitués pour établir une relation, l’approche « interstantialiste » qu’ils défendent pose qu’il faut un « entreterme » pour que surviennent les termes. Ce n’est pas le lieu, ici, pour développer cette théorie originale, jargonnante, stimulante. Elle rejoint à bien des égards des idées émises par ailleurs par des auteurs aussi éminents que Norbert Elias, Michel Maffesoli et Edgar Morin.

Pour plus de détails sur cette théorie, peuvent être utilement consultés le livre de Darms et Laloup, ainsi qu’un article dans lequel j’évoque l’essentiel de cette thèse son intérêt dans le cadre du problème qui nous réunit ici, me paraît résider dans les pistes de réflexions théoriques et pratiques qu’elle ouvre pour les promoteurs et les adeptes de l’alternance, pour cette « pédagogie du lien » dont parle Dominique Violet ou pour cette « pédagogie de la coupure et du lien » évoquée et théorisée par Frédérique Lerbet-Séréni, en quelque sorte une « pédagogie de la déliance et de la reliance ». Dans une telle perspective, un des objectifs essentiels me paraît être le développement des capacités de reliance des acteurs sociaux concernés : de reliance psychologique (affermissement de l’identité), de reliance sociale (affirmation de la solidarité), de reliance politique (engagement dans la citoyenneté), de reliance intellectuelle (expérience de la complexité). Tel est par exemple le sens d’un travail de formation psychosociologique à la gestion des entreprises et autres institutions sociales que mon équipe et moi avons élaboré et mis en œuvre dans le cadre d’un « séminaire de sensibilisation aux relations humaines » offert aux futurs ingénieurs commerciaux, sociologues, psychologues et travailleurs sociaux de l’Université libre de Bruxelles : il s’agit en fait d’un séminaire de sensibilisation aux reliances, visant à développer chez les participants, par une expérience vécue hors du milieu scolaire habituel (en ce sens une sorte d’« alternance » dans leur formation), leurs capacités à se relier aux autres, à eux-mêmes et au monde. De fait, elle se révèle expérience initiatique, une sorte d’apprentissage par la pratique de la sociologie et de la psychologie concrètes : inutile de préciser que l’efficacité d’une telle « formation » est infiniment supérieure à celle que peuvent offrir des cours purement théoriques…

Pour illustrer ce qui précède, je souhaiterais – bien que non expert reconnu en formation par alternance – évoquer devant vous une expérience d’enseignement universitaire qui, à plus d’un titre, me paraît relever du champ de l’apprentissage initiatique par alternance : je veux parler des « Travaux pratiques de sociologie appliquée » mis en œuvre dans le cadre de l’orientation « Sociologie appliquée » offerte aux étudiants de la section des sciences sociales de l’Université Libre de Bruxelles. De quoi s’agit-il ? De stages assurés d’un encadrement scientifique permanent, d’une durée équivalente à un minimum de six semaines de travail dans des organisations et institutions économiques, sociales ou culturelles.

Ces stages doivent permettre à l’étudiant de réaliser un travail individuel dans un milieu social concret, ceci dans une perspective d’observation, d’analyse et si possible d’intervention sociologiques. Un travail individuel : en cela le stage se distingue du travail de séminaire classique, lequel suppose à l’un ou l’autre moment un travail de groupe des étudiants. Un travail dans un milieu social concret : il est essentiel que l’activité de stage se déroule sur le terrain.

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Informations complémentaires

Année

2007

Auteurs / Invités

Marcel Bolle De Bal

Thématiques

Éduquer à la philosophie, Philosophie, Qualité de la vie / Bien-être, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Sociologie, Vivre ensemble