Description
Dans la Divine Comédie, Ulysse subit le châtiment éternel dans l’enfer.
Écoutons ce qu’il dit à Alighieri Dante parvenu à la huitième fosse du huitième cercle de l’enfer, celle des conseillers perfides. La traduction est de Jacqueline Risset. Nous sommes au chant XXVI de l’Inferno, vers 91 à 142 :
« Quand je quittai Circé, qui me cacha
plus d’une année là-bas près de Gaète,
avant qu’Énée lui ait donné ce nom,
ni la douceur de mon enfant, ni la piété
pour mon vieux père, ni le devoir d’amour
qui aurait dû donner la joie à Pénélope,
ne purent vaincre en moi l’ardeur
que j’eus à devenir expert du monde
et des vices des hommes, et de leur valeur ;
mais je me mis par la haute mer ouverte
seul avec un navire et cette compagnie
petite qui jamais ne m’a abandonné.
Je vis l’une et l’autre rive jusqu’à l’Espagne,
jusqu’au Maroc, et l’île des Sardes,
et les autres que cette mer baigne, tout autour.
Mes compagnons et moi, nous étions vieux et lents
lorsque nous vînmes à ce passage étroit
où Hercule posa ses signaux,
afin que l’homme n’allât pas au-delà
je laissai Séville à main droite,
à main gauche j’avais déjà passé Ceuta.
‘O frères’, dis-je, ‘qui par cent mille
périls êtes venus à l’Occident
et à cette veille si petite
de nos sens, qui leur reste seule ;
ne refusez pas l’expérience,
en suivant le soleil, du monde inhabité.
Considérez votre semence :
vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes
mais pour suivre vertu et connaissance.’
Je rendis, par ce bref discours, mes compagnons
si ardents à poursuivre la route,
que j’aurais eu peine, ensuite, à les retenir ;
et tournant notre poupe vers l’Orient
des rames nous fîmes des ailes pour ce vol fou,
en gagnant toujours sur la gauche.
La nuit je voyais déjà toutes les étoiles
de l’autre pôle, et le nôtre si bas
qu’il ne s’élevait plus du sol marin.
Cinq fois s’était rallumée, cinq fois éteinte,
la lumière en bas de la lune,
depuis que nous étions dans ce pas redoutable,
lorsque nous apparut une montagne brune,
dans la distance, et qui semblait si haute
que je n’en avais jamais vue de pareille.
Nous nous réjouîmes, et la joie se changea vite en pleurs,
car de la terre nouvelle un tourbillon naquit,
qui vint frapper le navire à l’avant.
Il le fit tournoyer trois fois avec les eaux,
à la quatrième il lui dressa la poupe en l’air,
et enfonça la proue, comme il plut d’un Autre,
Jusqu’à ce que la mer fût refermée sur nous. »
Alighieri Dante, dans ce texte mis dans la bouche d’Ulysse, a imaginé une autre fin à l’Odyssée d’Homère. Ulysse ne rentrera pas dans son île d’Ithaque, sur la côte occidentale de la Grèce, pour y retrouver longtemps après son fils Télémaque, son père Laërte et sa chère épouse Pénélope. Quittant Circé, la fille du soleil, qui fut sa maîtresse plus d’une année, et dont l’île est confondue par Dante avec le monte Circeo (près de Gaète, au sud des marais Pontins), il vogue vers le détroit de Bonifacio (« l’île des Sardes »), puis, entre Espagne (« Séville ») et Maroc (« Ceuta »), vers le détroit de Gibraltar (« ce passage étroit où Hercule posa ses signaux »), et s’aventure, hors des terres habitées, dans l’océan Atlantique, où il trouve la mort dans la tempête soulevée par le Dieu des chrétiens (« comme il plut à un Autre »).
On peut se demander quels éléments de la tradition relative à Ulysse ont pu suggérer à Dante cette fin épique pour le moins originale. En d’autres mots, quelles sont les sources de Dante ?
On citera d’abord les Métamorphoses4 d’Ovide, où l’histoire de Circé et le départ pour de nouvelles aventures sont racontés par un certain Macarée, compagnon d’Ulysse qui a « déserté », est resté au monte Circeo et y rencontrera plus tard Énée.
On citera aussi quelques vers d’une Épître d’Horace, où est exalté l’exemple moral procuré par Ulysse, par sa virtus et sa sapientia « sa vertu et sa sagesse », ce qui fait penser aux mots virtute e canoscenza de Dante, où mention est faite des breuvages ensorcelés de Circé, qui transforment l’homme en bête, et où le héros est dit immersabilis, en français « insubmersible » :
« Ce que peuvent la vertu et la sagesse, Homère nous en a proposé un profitable exemple dans cet Ulysse qui, vainqueur de Troie, observa d’un œil avisé les villes et les mœurs de beaucoup d’hommes et, sur la vaste étendue des mers oû il cherchait pour lui-même et pour ses compagnons la voie du retour, subit beaucoup d’épreuves, sans être jamais submergé sous les flots de l’adversité. Tu connais le chant des sirènes, les breuvages de Circé ; s’il avait bu la coupe avec l’avidité déraisonnable de ses compagnons, alors, sous la domination d’une courtisane, il fat devenu hideux et privé d’intelligence, il eût vécu transformé en chien immonde ou en porc ami de la boue. »
Or immersabilis, aux yeux du philologue, est un néologisme forgé sur le mot grec abaptistos, de même sens, et cette épithète grecque, aux yeux de l’historien des idées, a toutes les chances d’être l’épithète utilisée par quelque philosophe stoïcien dans l’interprétation symbolique du personnage d’Ulysse en tant que stoïcien. Et l’auditeur qui se souvient encore de mon analyse précédente se rappellera l’autre stoïcien admiré de Dante, à savoir Caton d’Utique.
On citera enfin comme sources de Dante un texte de Cicéron, qui fait d’Ulysse l’homme exemplaire par son désir de la sagesse et son amour inné de la connaissance, et surtout un passage de Sénèque, dans son dialogue De la constance du sage, où il est écrit que « les dieux immortels nous ont donné en ‘Caton’ un modèle de sagesse plus accompli encore que les ‘Ulysse’ et les ‘Hercule’ aux siècles d’autrefois. »
Mais alors, dans la Divine Comédie, en quoi consiste le péché d’Ulysse, qu’Alighieri Dante, par son jugement, a précipité en enfer, mais qu’il admire secrètement (c’est du moins mon sentiment !) ?
Les commentateurs de la Divine Comédie ont cherché interminablement une réponse… et moi, je propose la réponse que voici.
Ulysse est enfermé dans la huitième fosse, celle des « conseillers de fraude », du huitième cercle, celui des « trompeurs », de l’enfer : cette constatation me suffit pour affirmer que les fautes d’Ulysse ne doivent pas être recherchées dans le récit d’Ulysse à Dante, mais dans deux tercets précédents où le poète évoque brièvement les trois péchés mortels du damné en rapport avec la guerre de Troie :
- la ruse du cheval de Troie ;
- la ruse qui entraîne Achille à la guerre de Troie et à la mort, alors que sa mère Thétis l’avait caché parmi les filles du roi Lycomède dans l’île de Scyros et qu’Ulysse, informé par le devin Calchas, l’y découvrit ;
- le vol de la statuette d’Athéna Pallas, la déesse tutélaire de
Ulysse a péché gravement, il n’a pas pratiqué les vertus morales dont parle Monarchia…
Ulysse n’a pas non plus pratiqué les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité, dont parle aussi Monarchia.
Ulysse a certes pratiqué les vertus intellectuelles, dont parle aussi Monarchia. En lui vit l’idéal de connaissance et de vertu du savant et du sage stoïcien.
Ulysse n’a cependant pas atteint la béatitude terrestre symbolisée par le paradis terrestre dans Monarchia : les fautes de Troie font qu’il devient « submersible », qu’il doit mourir en mer en vue de la montagne du paradis terrestre.
À Ulysse, Dante n’a donc pas accordé la rémission qu’il a concédée cependant, sous des formes diverses, à d’autres comme Caton d’Utique, Saladin, Avicenne, Averroès, Siger de Brabant.
Mais il nous a laissé l’image d’un homme ordinaire (« ordinaire » au bon sens du mot), modeste, serein, sans révolte contre un Dieu en qui il ne croyait d’ailleurs pas… d’un sage stoïcien – comme Caton – fidèle à la terre des hommes.
ll nous a laissé, lui, le chrétien médiéval, cette pensée d’humaniste dont il fait d’Ulysse le messager :
Considerate la vostra semenza ;
fatti non fosse a river come bruti,
ma per seguir virtute e canoscenza.
Informations complémentaires
Année | 2019 |
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Auteurs / Invités | Albert Deman |
Thématiques | Penseurs et société, Philosophie, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses |