Communication chez les poissons et détection du coronavirus Covid-19
Description
Ou de la difficulté de travailler sur une équation à plusieurs inconnues
1. Avec quelles méthodes… ?
1.1. Une pandémie qui nous interpelle
L’épidémie, promue, depuis déjà un petit temps, au rang d’une pandémie se maintient à la une de la presse nationale et internationale. On ne compte plus les émissions dont elle fait l’objet. Et ce rythme ne semble pas prêt de se ralentir. À côté d’un foisonnement de fake news ou d’accusations réciproques interétatiques ou dans chaque État, entre des partis politiques opposés, les thèses complotistes prolifèrent également. Pendant ce temps, les dirigeants de la plupart des nations tentent de prendre les bonnes mesures pour endiguer l’épidémie, mais dans le même temps de réagir aux attaques d’une opposition le plus souvent trop heureuse de pouvoir si aisément, et parfois à bon escient, critiquer un pouvoir qu’elle n’exercerait certainement pas mieux.
Comme si cela ne suffisait pas, les dirigeants doivent encore suivre les analyses des spécialistes, épidémiologistes, virologues, médecins, et d’autres spécialistes encore, dont les avis ne sont pas forcément identiques. Pris entre des populations qui le plus fréquemment ne mesurent pas correctement les enjeux et les dangers de la situation, soumis également à des exigences économiques délicates et fluctuantes, attentifs aux effets de mesures délicates et certainement difficiles à mettre en œuvre, affaiblis par une actualité qui s’éternise et qu’ils ne peuvent ni bien comprendre, ni surtout correctement maîtriser, les dirigeants donnent le sentiment de ne pas pouvoir ou de ne plus pouvoir « diriger ».
Au milieu de toutes les incertitudes et les divergences d’avis et de comportements, ils doivent en outre tenter de comprendre parfaitement la situation et les analyses scientifiques qui leur sont communiquées. Tout cela leur est d’autant plus difficile et problématique que les scientifiques donnent aussi le sentiment d’avancer à tâtons. Cette attitude des spécialistes, si elle irrite également certains citoyens qui ne la comprennent pas, rend par la même occasion tâtonnantes les constatations des scientifiques dont on attendrait, au contraire, des certitudes éprouvées et inébranlables. Comment cela se peut-il, s’interrogent de nombreuses personnes.
1.2. Les difficultés de la recherche scientifique
Si la crise provoquée par le coronavirus, en l’unité présente du coronavirus Covid-19, annonce d’ores et déjà des bouleversements ultérieurs dans différents domaines de notre vie actuelle, ou déjà passée, c’est parce qu’elle souligne sur nombre de points les faiblesses d’un système finalement déséquilibré – et pas seulement sur le plan des dérèglements climatiques ou du gaspillage éhonté de nos ressources non renouvelables –, mais aussi sur le plan de notre organisation économique, sociale, culturelle et politique, et au-delà sur les modalités de fonctionnement d’une recherche scientifique qui, aujourd’hui et dans cette crise, semble ne pas répondre à ce que l’on en attend.
Cet article tente de prendre du recul par rapport à ces questions et d’interroger, notamment, nos certitudes scientifiques. Comment se peut-il que tout notre savoir accumulé depuis tant de siècles, que toute notre technologie qui a pu créer d’immenses merveilles, que toutes nos réalisations soient des victimes, apparemment impuissantes dans toute leur grandeur actuelle face à un minuscule virus jusqu’alors totalement inconnu, au moins sous son identité actuelle ?
1.3. Des certitudes et des incertitudes
Au regard de secteurs entiers de notre monde dont nous ignorons encore presque tout, en face de domaines scientifiques bien protégés par des savoirs superbement construits, il apparaît qu’il existe encore d’immenses terrae incognitae et que nos méthodes ne sont peut-être pas aussi parfaites qu’on avait espéré et même imaginé. C’est à une réflexion sur ces questions que j’invite le lecteur de ce texte.
Ce même lecteur sera sans doute surpris du lien établi par le titre de l’article entre la communication des poissons et l’épidémie dont nous souffrons. Ce lien résulte du hasard de la rencontre inattendue d’une collègue zoologue et de l’auteur du présent article en des circonstances telles qu’elles suggéraient des conversations transdisciplinaires détendues, et ensuite des interrogations que l’épidémie qui survenait sur ces entrefaites relayait dans un domaine apparemment totalement différent.
Les questions rencontrées à propos de la communication dans certaines espèces de poissons nous ont paru être, au moins partiellement, du même ordre que celles qui se posaient avec insistance dans le domaine de la virologie et de l’épidémiologie. D’où notre hardiesse à les aborder. Cet article comprendra donc deux parties principales : d’abord la question de la communication chez les poissons, ensuite celle de l’épidémie et de nos interrogations à ce sujet.
2. Un titre bien curieux…
2.1. Serait-ce une (mauvaise) plaisanterie ?…
Si cet article rencontre un lecteur, ce dernier se demandera certainement, de prime abord, mais que peut-on chercher de comparable et encore moins de commun entre la communication dans certaines espèces de poissons et la détection du Corona-19 dans nos populations menacés ?
Ceci mérite donc à coup sûr un mot d’explication. Les hasards des rencontres ont fait que j’ai fait récemment la connaissance d’un zoologue, professeur dans une université proche. Ce zoologue était spécialiste de certaines espèces de poissons, domaine où je dois avouer, malgré des intérêts variés au cours de mon existence, une totale ignorance. Mais le collègue étant sympathique et jovial, de plus les circonstances exigeaient que nous passions dans le voisinage l’un de l’autre plusieurs jours entrecoupés de moments de pause. Bref, l’idéal pour amorcer des discussions, même savantes. On échangea donc dès les premiers moments de cette rencontre. J’appris ainsi que ce collègue était spécialiste de certaines espèces de poissons dont j’ai d’ailleurs oublié les noms aussi vite qu’il me les communiquait. Ce n’était cependant pas l’essentiel pour moi.
En effet, j’appris dans nos conversations que les espèces étudiées par ce professeur –émérite, comme moi – « communiquaient » entre elles. À l’usage de ce verbe, j’ai évidemment tressailli, car j’ai passé bien du temps de ma vie déjà longue à étudier diverses langues et de multiples formes de « langage ». Aussi, ai-je lu également durant toutes les années écoulées différents travaux sur les systèmes de « communication » chez les animaux, des travaux écrits généralement par des zoologues ou plus souvent par des éthologues spécialisés dans l’étude des comportements animaux.
2.2. La perspective évolutionniste
Depuis que les zoologues ou les éthologues ont découvert que différents animaux pouvaient communiquer entre eux, certains ont rapidement parlé de « langages animaux », terminologie qui a presque totalement été rejetée par les spécialistes des sciences du langage. On a d’abord commencé, et c’est une très vieille tradition humaine, par affirmer que la différence essentielle entre l’homme et les animaux était chez les humains la capacité de parler et de communiquer. On a également affirmé que le langage humain n’avait rien et ne pouvait rien avoir de « commun » avec des usages reconnus chez les animaux et que ceux-ci utilisaient apparemment pour se prévenir d’un danger ou pour signaler à leurs congénères où ils pourraient trouver de la nourriture, bref uniquement des fonctions de signal émis par eux et compris par leurs semblables.
Darwin, vers la fin de sa vie, avait bien estimé que les différences entre les humains et les animaux étaient toutes des différences de degré et non de nature. C’était pourtant déjà ouvrir, avec toute la discrétion bien connue de Darwin, une porte aux savants qui affirmeraient, à leurs risques et périls, que les animaux possédaient, eux aussi, un langage probablement moins complexe que celui des humains. Mais cette thèse, parfaitement en accord avec les principes de l’évolutionnisme, ne fut pas véritablement ni acceptée ni même creusée.
2.3. Innéisme et universalisme
Plus récemment, sans pour autant se greffer sur la question d’une gradation éventuelle entre les systèmes de communications humains et ceux des animaux qui avaient depuis été mis en évidence par des zoologues et des éthologistes du monde animal, les travaux de certains linguistes renforcèrent vigoureusement, mais apparemment pour un temps seulement, les thèses rejetant radicalement tout lien autre que métaphorique entre le langage humain et les systèmes de communication animale. Ces derniers systèmes ne pouvaient dès lors pas être dénommés des langages. La plupart des dictionnaires spécialisés de linguistique ne citent d’ailleurs pas ce que beaucoup appellent pourtant actuellement la « communication » animale.
Le succès des théories linguistiques reposant sur l’innéité des prédispositions organiques et biologiques permettant l’apparition des langages humains découlait alors de la thèse d’une origine unique chez Homo sapiens de la capacité langagière. L’innéisme linguistique prônée par Noam Chomsky, reprenant d’ailleurs des considérations remontant à Descartes et à l’universalisme du XVIIe siècle, fut à la mode durant une ou deux décennies dans la seconde moitié du XXe siècle avant de perdre de son importance. Ces théories survécurent cependant dans les travaux qui proposèrent de reconstruire la « langue primitive » apparue chez Homo sapiens, voici environ trente-cinq mille ans, et qu’ils qualifièrent, ainsi Merritt Ruhlen, de « protomondiale ».
Ce n’est pas le lieu d’entreprendre une réfutation partielle ou totale des théories innéistes chomskiennes ni des reconstructions du protomondial conçues par Ruhlen et d’autres. Signalons simplement que ces deux courants récents de la recherche dans les sciences du langage accréditèrent fortement l’idée dans le public cultivé qu’il n’y avait pas de continuité et qu’il ne pouvait pas en exister entre les langages humains et ce qu’on devait donc continuer à désigner comme des communications animales, d’une nature totalement différente des usages langagiers des humains.
3. Quand les humains communiquent avec les animaux
3.1. Une question préalable
Sans doute depuis des temps immémoriaux, mais au moins depuis le néolithique, les humains ont appris à communiquer avec les animaux, au moins avec ceux qu’ils avaient domestiqués dès le Natoufien, il y a environ quinze mille ans. Ce fut le cas avec différentes espèces, probablement le chien et le chat, qui eurent tous deux des fonctions importantes, le premier dans l’élevage, mais également pour la sauvegarde des biens et des personnes contre certains prédateurs, et le second également qui sauvegarda les récoltes mises en réserve pour les périodes moins généreuses des attaques et des prélèvements importants dus aux rongeurs.
Différents travaux s’inscrivent dans la perspective du développement d’un mode de communication par l’homme envers l’animal, ce qui suppose une certaine connivence entre eux. En d’autres termes, l’homme doit pour parvenir grâce à cette commune compréhension et complicité à entrer dans le monde « intérieur » de l’animal, ce que von Uexkull désignait par son « Umwelt », dans un ouvrage traduit et édité au format poche en français, mais devenu à peu près introuvable. On peut généraliser la position de cet auteur en affirmant que ce prérequis, valable envers les animaux pour que les hommes puissent leur communiquer les messages qu’ils désirent leur transmettre, demeure valable dans les contacts entre les communautés humaines. C’est d’ailleurs de cette manière que fonctionnèrent les explorateurs débarquant des pays inconnus et rencontrant des populations avec lesquelles un véritable échange était, du moins durant un certain temps, difficile, sinon impossible.
L’immense succès des animaux de compagnies dans le monde occidental a suscité des besoins de communication avec eux. Comme le souligne Pierre Jouventin : « Ce n’est pas facile quand l’espèce communique par des signaux électriques comme certains poissons ou par ultrasons comme les chauves-souris et les dauphins, quand elle ne voit pas, comme nous, comme les insectes ». Ces démarches ont toutes en commun d’introduire une sorte de hiérarchie entre l’homme et les animaux. Ces derniers devant en quelque sorte s’adapter à l’homme afin que celui-ci puisse communiquer avec eux. Sans doute l’être humain recherche à travers cette démarche également à comprendre l’animal, alors qu’il pourrait apprendre beaucoup également sur lui-même.
3.2. Le double sens de la « communication animale »
Si on recherche sur internet des sites avec les termes de « communication animale», on s’apercevra rapidement que la plupart des adresses produites par le moteur de recherche concernent des formations professionnelles ou non qui visent, à la suite des travaux entrepris depuis une trentaine d’années par Pénélope Smith aux États-Unis, « à former encore aujourd’hui des communicateurs et des formateurs pour que, de par le monde, les humains puissent s’éveiller au langage des animaux et de tout ce qui vit » et apprendre à sa suite les techniques de communication animale.
Le succès de ces approches fut tel que des formations furent proposées de différents côtés. Une simple demande sur internet aboutit à différents résultats. La technique qui s’appelle généralement de « communication animale » se présente de cette manière selon un site et « s’adresse à ceux qui sont désireux de mieux connaître et comprendre leur animal ». Le but annoncé est d’augmenter le bien-être de l’animal grâce à l’apprentissage de ses moyens de communication. Au fond, dans cette situation, l’apprenant se place dans le même rapport que, par exemple, un apprenant qui désire apprendre l’allemand ou l’espagnol. Dans les deux situations, avec l’animal ou avec l’étranger, il s’agit de faire un effort d’apprentissage de la manière dont il communique afin d’améliorer la relation avec eux.
La formule proposée doit donner satisfaction, en tout cas à l’être humain, car elle semble avoir du succès, du moins auprès de ces derniers… D’après les titulaires de ces sites, les animaux n’y perdent rien et trouvent, au contraire, une dimension nouvelle qui leur permet dorénavant de mieux vivre avec les humains en les comprenant davantage. Il paraît y avoir une constante sur beaucoup de ces sites, c’est l’affirmation répétée sur la plupart d’entre eux que grâce à la télépathie la communication entre les deux parties, humaine et animale, y gagnerait énormément. Les annonceurs, car il s’agit au moins également de cela, prétendent ainsi que les animaux n’y perdent rien dans cette communication qui vise, dit-on, uniquement à l’amélioration de leur bien-être.
3.3. Les « langages animaux » et la télépathie…
Mieux, les animaux apprennent avec les humains et grâce à eux un « langage universel », celui de la télépathie, ce qui devrait d’ailleurs leur permettre ensuite de communiquer avec nous. Et comme ils sont aussi mortels que nous-mêmes, cet apprentissage ici-bas leur permettra – on ne précise pas concrètement ni où ni comment – de poursuivre leur communication avec des humains encore en vie. Encore une fois, selon ces sites, il est tout à fait possible de communiquer avec des animaux décédés…Redevenons sérieux et revenons à la « communication » ou au « langage » chez les animaux. Il s’agit, comme l’écrivait déjà Darwin, de vérifier s’il y a entre les deux catégories de systèmes de communications des différences de « degré » ou au contraire des différentes de « nature ». De faire l’éventuelle distinction entre les deux termes suppose qu’on puisse d’une part déterminer toutes les caractéristiques de chacune des deux catégories de moyens et que chacune de ces caractéristiques permette de faire une scission définitive entre les deux termes et les deux concepts.
En fait, il s’agit d’abord d’une question de terminologie qui présuppose que l’on soit capable d’établir pour chacun des deux termes et dans tous leurs usages scientifiques les traits sémantiques pertinents, de manière telle que l’absence d’au moins un de ces termes dans une des deux catégories suffise à justifier une séparation « naturelle » et non pas « graduelle » entre elles.
4. Une question de langage ou de réalité ?
4.1. « Communications animales » et « langages animaux »
Si ce qui porte le nom de « communication animale » dans le cadre décrit ci-dessus n’est en aucun cas un système utilisé par les animaux pour communiquer ou parler entre eux –, on verra la différence –, mais toujours une invention humaine pour « briser » le silence apparent des animaux et les rendre plus proches et plus perméables à nous, la question – à supposer qu’elle soit posée en des termes sérieux et rigoureux – ne relèverait plus de l’interrogation soulevée en débutant. Elle serait en effet une question d’éthologie ou de pédagogie, ou encore d’autres secteurs. Cette question intéresserait sans doute tous les individus qui ont des animaux de compagnie ou qui utilisent des animaux à différentes fins. Elle serait encore pertinente dans le travail des vétérinaires.
Mais nous souhaitons ici aborder une réalité toute différente, celle qu’on pourrait désigner comme des « langages animaux », à moins qu’il soit définitivement impossible et interdit de désigner ainsi les systèmes de communication existant dans la gent animale. Que cette question soit ou non pertinente, il nous paraît important d’en examiner les fondements et les termes. J’en reviens alors à la rencontre avec ce collègue spécialiste des poissons, rencontre par laquelle j’ai débuté ce texte. Et reprendre certains éléments qui se sont posés dès le début de nos conversations.
En effet, pour bien nous comprendre, ce collègue et moi, il me fallait savoir davantage ce qu’il appelait « communication » au sujet des espèces étudiées et lui, dans la mesure où il pouvait s’intéresser à mes manières de penser et de travailler, devait savoir ce que, de mon côté, j’entendais par « langage ». Notre conversation se poursuivit donc d’abord sur ce point qui semblait pourtant de détail. Ce débat, intéressant, est pollué depuis le début tant par ceux qui s’intéressent à la communication animale – on l’appellera ainsi provisoirement – qu’à ceux qui s’intéressent au langage –on conservera également provisoirement cette appellation contrôlée – tel que le pratiquent les humains.
4.2. Codes ou langages ?
Car, et ceci aussi est évident, un certain nombre d’auteurs scientifiques utilisent le terme de « langages animaux» en ce qui concerne ce que d’autres chercheurs appellent, eux, des « communications animales ». Si on consulte Wikipedia à la rubrique « langages animaux », on trouve un article sérieux et bien documenté. On constate alors que la question n’est pas aussi simple et les réponses pas aussi claires que certains voudraient le faire croire. Pour résoudre la question, certains avancent que, chez les animaux, il ne s’agit pas d’un langage, mais d’un « code ». Comme les auteurs du texte de l’encyclopédie en ligne le soulignent, il s’agit en fait d’une querelle terminologique et, sous-jacente à celle-ci, d’une querelle qu’on pourrait aussi appeler idéologique.
On se souviendra qu’en débutant ce texte, on avait rappelé les conclusions tenues par Darwin vers la fin de sa vie lorsqu’il évoquait les différences qu’il constatait entre les humains et les animaux, celles-ci avec des gradations dans la systématique des animaux. Darwin estimait en effet que ces différences étaient, répétons-le, essentiellement des différences de degré, et non de nature. C’est encore la conclusion à laquelle aboutit l’auteur du texte cité. Il tente d’ailleurs de se débarrasser du problème en affirmant ensuite que « si donc l’expression « langage des animaux » est imagée, il faudrait employer pour être plus objectif « communication animale » qui met l’accent sur la fonction et non sur le mode de communication ».
Mais cela serait tenter de résoudre un problème de terminologie initial en en créant un autre, car on se demandera légitimement ce qu’il faut entendre précisément ici avec les termes de « fonction » opposés à un « mode de communication »… Il nous faudra encore déterminer davantage ce qu’on entend par un « code », par un « mode de communication » et enfin par le terme fortement polysémique de « fonction ». En bref, tous ces termes demandent à être précisés.
4.3. De la question des « définitions » et des « traits sémantiques »
Commençons donc par le « début ». En sachant cependant que ceci est absolument impossible, car nous n’avons pas les moyens scientifiques pour remonter à un quelconque « début », nous ne pouvons, au mieux, que prendre le train en marche selon l’expression populaire, c’est-à-dire examiner les termes questionnés afin de comprendre pourquoi ils ont été définis dans un contexte donné, dans un environnement relativement connu, à une période et dans une région et une langue précises, de la manière qui nous a été transmise et avec les traits sémiques sans doute pertinents dans ce contexte antérieur.
Il se fait que les progrès de la science, plus exactement des sciences et de la connaissance – à supposer qu’ils soient effectivement répartis, dans toutes les populations et dans tous les contextes, de manière équivalente et satisfaisante, – ne sont jamais linéaires et que leur réception souffre des mêmes limitations. Nous ne pouvons donc, aujourd’hui, comme d’ailleurs grandement comme hier et sans doute également comme demain, que nous limiter à certains aspects des questions abordées en veillant, dans la mesure du possible actuel, à leur meilleure adéquation aux objets étudiés.
Une première question à poser est bien entendu celle du « cerveau » en rapport avec la « pensée ». On perçoit déjà le biais que nous introduisons ici. Qu’est-ce que la pensée et ne sommes-nous pas conditionnés par notre pensée humaine dans notre volonté de comprendre ce que serait la « pensée » envisagée d’une manière beaucoup plus générale et incluant, au moins théoriquement, les espèces animales. Jean-Michel Berthelot relève que cette question peut s’exprimer dans une langue proche de la langue commune, à l’inverse de celles utilisées dans les sciences de la nature.
Mais une autre difficulté nous attend encore avant de pouvoir entrer dans le vif du sujet. Outre la diversité des langues et des cultures, en plus de toutes les autres différences de traitement de la question, on doit constater en effet, et Berthelot le rappelle en débutant son article, que chacune des disciplines des sciences humaines et toutes les variantes disciplinaires dans chacune d’entre elles, utilise soit des terminologies formellement identiques, mais sémantiquement différentes, soit l’inverse, soit une combinaison des deux hypothèses précédentes. Toutes ces nuances, sans doute nécessaires à chacun des niveaux d’analyse des données, entravent cependant gravement les tentatives de synthèse qui, pourtant, s’avèrent impérativement nécessaires. C’est le cas, par exemple aujourd’hui, avec la pandémie du coronavirus Covid-19.
5. La communication, de nous aux animaux…
5.1. La communication en général
Dans un article bien documenté traitant des processus de la communication en général, Robert Pagès rappelle le double sens contemporain du terme « communication » : soit la « possibilité de passage ou de transport entre deux points » et celui de « transmission supposée au moins réciproque des messages et de leurs significations ». Il ajoute ensuite que ce double sens du terme n’est pas fortuit puisque « la communication de signes se substitue en partie au transfert de personnes et de choses par un allègement caractéristique ». Tout message consiste alors en une « combinaison de signes en tant que référés à une signification selon un certain code ».
Ensuite, Pagès analyse, en tenant compte de la littérature sur le sujet, le message sur différents plans (émetteur, récepteur, etc.) en mettant en évidence combien le terme et ses composantes, explicites ou implicites, peuvent relever de disciplines différentes. Parmi celles-ci, la notion de centralisation est importante dans l’analyse des processus communicationnels. Plus la centralité est fondamentale et essentielle, mieux la communication s’établira. Par contre, plus il en est ainsi moins la communication acceptera un relativisme des finalités. L’accord de tous les partenaires facilite la communication, mais celle-ci perdrait en richesse.
Intéressant aussi pour le propos de ce texte est la notion de « processus » et celle de « réseau ». Pour qu’il y ait réseau, il est nécessaire que plusieurs partenaires aient accès au même système de communication et puissent s’en servir de manière approximativement équivalente. Pour qu’il puisse y avoir un processus communicationnel, il est indispensable également que le flux discursif existe. Ceci signifie en termes plus simples que les individus, quels qu’ils soient par ailleurs, puissent échanger ou, en termes de communication humaine, puissent dialoguer ou « avoir des conversations » entre eux.
5.2. La communication animale
Quittons le domaine de la communication envisagée dans sa généralité pour nous pencher sur la « communication animale», débutons cet examen par un article fort général et néanmoins déjà bien détaillé. L’article de Wikipédia relatif à la « communication animale » débute en effet par un rappel des informations au sujet de la communication en général. Dans la note liminaire, il est ainsi précisé que « la communication animale est l’ensemble des échanges d’information entre différents individus depuis leur émission jusqu’à leur réception », et on ajoute que « la communication intraspécifique s’intéresse aux échanges entre individus de la même espèce et la communication extra spécifique [sic] implique des individus d’espèces différentes ».
Même fort général et introductif, l’article cité ci-dessus relève plusieurs points importants parmi lesquels des « échanges d’information » entre individus. Le texte envisage encore la communication à l’intérieur d’une espèce et celle entre plusieurs espèces. Après avoir exposé la nécessité d’un codage des données, le texte aborde différentes situations dans lesquelles la communication, au sens large, est utilisée dans le monde animal et – bien que ce ne soit pas l’objet de cet article – dans le monde des humains. L’énumération est très complète et va du choix du partenaire sexuel et, la sélection sexuelle, jusqu’au signalement du statut social et de la coordination sociale.
Les rapprochements entre la « communication animale » et le « langage humain » ont fait l’objet d’un article d’Émile Benveniste dès 1952, article écrit en réaction aux découvertes de Karl von Frisch sur la communication des abeilles. On peut estimer que c’est à partir des découvertes des spécialistes de l’éthologie animale et des zoologues, ces derniers dans une moindre mesure, qu’un intérêt grandissant pour la communication animale s’est développé. C’est également à partir de ces démarches, toutes à partir de 1950, que certains chercheurs ont évoqué la proximité des langages animaux avec les langages humains. En résumé, sur ce point, on peut reprendre les conclusions de Charles Darwin estimant qu’entre les premiers et les seconds la différence était de degré et non de nature.
5.3. Communication et adaptation
Outre les approches issues des recherches en éthologie animale et en zoologie, jointes à celles relatives aux théories de la communication, on a appris que les formes que pouvaient prendre conjointement la communication et le langage dépendaient très fortement de l’environnement physique dans lequel ces processus se développaient et s’exerçaient. Il s’agit là d’une considération que l’on doit également appliquer à l’émergence des langages humains, notamment dans les longues discussions relatives aux capacités langagières de Neandertal, pour la communication animale chaque espèce a développé au cours de son évolution propre et en prenant en compte son biotope spécifique des procédés et des canaux particuliers. Aujourd’hui on n’hésite plus à faire remonter les protoformes du langage humain jusqu’à Homo ergaster et ensuite à Homo erectus, après avoir accepté de reculer la date de l’apparition de ce langage à Homo sapiens aux environs de trente-cinq mille ans, puis de l’avoir reculé dans le temps jusqu’à environ deux cent mille ans.
Ces derniers éléments rendent encore plus mince la barrière qui existerait entre ce qu’on désigne encore souvent comme la « communication animale» et le « langage humain ». Ajoutons, en terminant, la synthèse plus récente de Dalila Bovet sur la communication animale reprenant les principaux points cités ici, mais également pour le regard porté sur les communications extraspécifiques qui apparaissent comme plus fréquents et complexes qu’on ne l’avait perçue auparavant. Ce point présente une similarité avec la question envisagée plus haut de la communication des humains avec les animaux. Sur ces questions, Stéphane Robert et Georges Chapouthier ont utilisé la métaphore de la mosaïque, cette explication permet de concilier aussi ou de réconcilier dans une vision plus continue ce qu’on appelle la « communication » animale et le « langage » humain.
6. Des particularités animales intéressantes
6.1. La variation langagière et la barrière spécifique chez les animaux ?
Un dernier point mérite notre attention. Et nous en revenons ainsi au collègue spécialiste des poissons dont il fut question en débutant. Celui-ci évoqua devant moi certaines de ses recherches à partir desquelles il fallait supposer chez les poissons étudiés ce que certains ont appelé à propos d’espèces d’oiseaux des « dialects » et ce qu’on pourrait sans doute dans certains cas appeler des « langues différentes ». On a constaté, en effet, que ces poissons, dont j’ignore le nom, communiquaient entre eux à l’aide de ce que j’appellerai ici et provisoirement un « langage ». Mais que celui-ci se révélait être propre à certains biotopes. Car des individus de la même espèce, mais provenant d’une autre région, ne se comprenaient pas avec ceux de leur milieu d’accueil.
Dans certains cas, notamment chez des espèces d’oiseaux, il était possible à ces derniers, tout comme à des poissons dans une situation identique, d’acquérir la « langue » de la communauté d’accueil. On peut dès lors supposer que la « langue » est la même et qu’il s’agit de différences qu’on pourrait appeler dialectales. Dans d’autres situations par contre, les « migrants », oiseaux ou poissons, se révèlent incapables d’apprendre cette seconde « langue ». Si on poursuivait l’analogie avec les langages humains, on pourrait alors penser que ces animaux ne sont pas « doués » pour l’étude des langues ou même qu’ils sont de mauvaise volonté. Ces considérations seraient vraisemblablement taxées d’anthropomorphisme et d’anthropocentrisme…
6.2. La définition d’une « espèce »
Le collègue zoologue m’a pourtant apporté de nouveaux éléments de compréhension, mais également d’étonnement. Cependant à ce jour, et depuis plus d’un mois que j’ai fait la rencontre de ce collègue, je n’ai pu trouver confirmation de ce point. Comme ce zoologue m’expliquait qu’il avait constaté qu’à l’intérieur d’une même espèce reconnue il arrivait que des groupes de poissons apparemment identiques, mais de provenances géographiques distinctes, ne se « comprenaient » pas ; comme il semblait également qu’ils ne puissant « apprendre » les langages les uns des autres et donc devenir, au moins pour certains, « bilingues » – ce qui serait pourtant possible pour d’autres espèces animales – ce spécialiste en avait conclu, probablement avec d’autres spécialistes du même domaine, qu’en fait il s’agissait d’espèces différentes.
La remarque est intéressante non seulement pour la variabilité qu’elle introduit dans la notion canonique d’« espèce » – option que nous laisserons aux spécialistes de ce secteur le soin de trancher –, mais encore parce qu’elle induit, comme en écho, une perception de l’espèce qui rappelle les qualifications des croisements apparus avec les grandes découvertes et l’européanisation du monde, avec des termes créés ou réapparus à la Renaissance tels que « mulâtre », « hybride », « métis », etc. Sans doute et plus concrètement, parce qu’elle souligne, même indirectement, la relative fragilité de la notion d’« espèce », au moins dans certaines circonstances. Serait-ce un appui indirect et mineur, mais supplémentaire, à l’assertion de Darwin relative à la gradation des différences entre l’homme et l’animal, notamment en ce qui concerne la « communication » et le « langage » ?
7. Le retour aux analyses sémantiques
7.1. Un détour avant le retour au coronavirus Covid-19
Après ce long détour qui a permis d’approcher en partie la complexité des questions de terminologie et leur apparente mobilité concrète dans la réalité de la vie et du travail scientifique, il est temps de revenir aux problèmes importants rencontrés dans une définition la plus précise et exacte possible du coronavirus Covid-19 et aux recherches encore exploratoires à son sujet. Il nous semblait opportun d’aborder la question du coronavirus Covid-19 en faisant ce détour à propos de notions, parallèles à celles que nous aborderons ici, mais qui dans le cas du coronavirus Covid-19 sont entremêlées à des oppositions politiques, en interne dans chaque pays, mais en externe aussi entre les régions et puissances mondiales. En outre, le travail de prise en compte des données scientifiques par les opérateurs politiques est rendu plus compliqué et difficile par la grande quantité de fake news déversées sur les réseaux sociaux, l’indiscipline de nombreux citoyens dans tous les pays, la difficulté de comprendre et les nécessités de la recherche et les dispositions prophylactiques, et d’autres considérations de toutes natures qui embrouillent le débat et la réflexion.
Tentons donc d’appliquer à des questions bien plus actuelles, mais également délicates et apparemment conflictuelles pour divers éléments de nos populations, les enseignements que l’on peut tirer de la question du langage ou de la communication des animaux et en l’occurrence de certaines espèces de poissons. On commencera par distinguer soigneusement les éléments externes à la question du coronavirus Covid-19, et ceux liés à son étude et à sa spécificité. En d’autres termes, ce qu’on pourrait appeler comme « l’écume » de la question ne fera pas l’objet d’un examen, car ces aspects relèvent d’autres problématiques à étudier séparément. C’est le cas, notamment, des interventions « populaires» sur les réseaux sociaux, dans des débats ou dans les médias, des messages politiques dans la mesure où ils visent d’autres aspects que la connaissance scientifique des problèmes de santé et de virologie, des guerres psychologiques de désinformation ou des tentatives de monnayer la crise mondiale de plusieurs manières.
7.2. Ce que les mots veulent dire
Les mots utilisés pour décrire les phénomènes sont importants. Idéalement, il serait souhaitable qu’ils puissent être compris « correctement » et de manière univoque par tous les destinataires. On sait pourtant que cet idéal est inaccessible, car la grande masse des citoyens ne recourt qu’à une infime partie du lexique disponible dans leur langue véhiculaire. On se limitera ici aux difficultés inhérentes à l’exploration, au niveau langagier, de tout ce qui concerne le coronavirus Covid-19.
Débutons par une notion élémentaire. Supposons, en français, le mot « table » utilisé dans le sens d’un meuble, de même par ailleurs que le mot « chaise » ou encore « tabouret ». Voici trois mots que les francophones utilisent couramment dans leur vie quotidienne. Dans leur pratique de la langue, les usagers ne confondent normalement pas ces trois termes, et chaque locuteur, dans une pièce qui comprend un ou des exemplaires de ces trois objets, comprendra immédiatement une demande qui lui serait formulée, par exemple de « dresser la table » ou de proposer à un visiteur une « chaise » ou encore de disposer le « tabouret » devant le piano pour en jouer. Comment cela est-il possible?
La réponse des sciences du langage, plus précisément ici de la « sémantique », rejoint dans ce cas le sens commun. Exprimées autrement, les individus de notre exemple réagiront correctement aux instructions reçues par une double connaissance, corrélée dans leurs esprits, une connaissance de la langue utilisée et une connaissance de la « culture » dans laquelle se passe la scène. Ce n’est que cette double connaissance qui permet par son interaction de joindre le geste à la parole et d’exécuter les instructions reçues. C’est à ce stade qu’interviennent de manière plus structurée et scientifique les connaissances relatives à la sémantique.
7.3. Les difficultés de l’analyse sémantique
Il n’est pas simple d’aborder cette question, car les théories sémantiques sont fort complexes et dépassent nettement les limites et les objectifs de cet article. On reprendra dans l’ensemble des théories en cours aujourd’hui certains éléments qui nous paraissent pertinents dans le cadre de cet article. Nous serons aidés dans ce travail par une synthèse de ces théories, datant déjà d’environ une trentaine d’années, qui apporte néanmoins les principales informations dans ce domaine et il nous sera possible d’avancer sur ce point en rappelant brièvement les différents éléments essentiels des recherches en sémantique.
Catherine Kerbrat-Orecchioni débute sa synthèse par une citation qui peut paraître surprenante à ceux qui ignorent tout de ce sujet de recherche : « la sémantique, ou comment s’en débarrasser ». Elle s’en explique en exposant que, jusqu’à récemment, la sémantique ou l’étude du sens étaient considérées volontiers « comme constituant pour la linguistique comme une sorte de rejeton indésirable », ce qu’elle appuie d’une citation de Pierre Bourdieu qui évoque un réalisme naïf« qui porte à ignorer tout ce qui ne peut pas se montrer ou se toucher du doigt ». Pour être concis, on pourrait résumer la position des spécialistes des sciences du langage en deux camps : le premier exclurait les recherches sur le sens de peur de s’engluer dans des questions sans solutions définitives, le second préférant prendre les risques de la démarche, mais en sachant fort bien que celle-ci sera non seulement risquée et soumise aux critiques, mais encore que cette démarche sera non terminable.
Les plus grands noms de la linguistique se sont ainsi frottés à ces questions en tentant, vaille que vaille, d’appartenir à l’un de ces deux camps et de rester dans les limites qui leur sont propres. Or, et pour citer Émile Benveniste, « que la langue signifie, cela veut dire que la signification n’est pas quelque chose qui lui est donné par surcroît : c’est son être même », ou pour reprendre les termes de Roman Jakobson « on ne peut longtemps jouer à cache-cache avec la signification ». Pour être complet, il faudrait encore ajouter que la question du sens et de son analyse déborde largement le domaine des sciences du langage et également le domaine du langage, puisqu’il existe une sémantique dans d’autres sciences humaines, telles que la logique, la philosophie, la sociologie et finalement toutes les sciences humaines, et que d’autre part bien d’autres objets ont également une fonction significative, que ce soit en peinture ou en musique pour nous limiter à ces deux exemples.
8. L’analyse des composantes et l’analyse sémantique
8.1. La recherche des composantes du coronavirus Covid-19
Pour reprendre l’exemple donné plus haut à propos des mots « table », « chaise » et « tabouret », il s’agit de savoir ici quels sont les termes utilisés depuis le début de la pandémie à propos de ce qu’on appelle aujourd’hui le coronavirus Covid-19. Pour chacun de ceux-ci s’interroger sur leur provenance et leur histoire : ont-ils été créés dans le contexte de cette épidémie ou existaient-ils avant ? Dans cette seconde hypothèse, il importe de se demander ce que ces termes signifiaient auparavant et dans quels contextes précis ? Dans la première hypothèse, notre interrogation porterait sur la « préhistoire » du terme, c’est-à-dire à partir de quels éléments il a été construit et quel héritage ces origines implique-t-il quant au sens du mot actuellement.
Le contexte de l’épidémie a aussi une forte incidence sur les significations des mots utilisés et il se manifeste à tout moment. Citons deux exemples.
D’abord, aux débuts de la pandémie, on a établi un parallèle entre le coronavirus Covid-19 et d’autres virus, notamment ceux qui pouvaient engendrer la grippe. Les analogies, fortuites ou non, entre les virus à l’œuvre dans ces deux contextes semblaient fort semblables et ont induit des propos et des comportements à risque qu’il a fallu, plus tard, reprendre et réformer. On a affirmé, notamment le président D. Trump, qu’avec le beau temps le coronavirus Covid-19 disparaîtrait sans difficulté et de lui-même, on n’avait aucune indication dans ce sens et au contraire plusieurs contre-exemples. On s’était basé sur le virus de la grippe… qui est cependant différent !
8.2. Interroger les contextes
D’autres contextes ont également joué un rôle important, et en particulier les contextes politiques, tant en interne dans chacun des pays frappés qu’en externe entre ces pays. Ainsi la pandémie s’est-elle invitée dans la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. Aux États-Unis d’abord, certains dirigeants, apparemment seulement du camp républicain, ont progressivement pris l’habitude d’évoquer le coronavirus Covid-19, nom officiel de cette variété de coronavirus, du nom de « virus chinois » ou de « virus de Wuhan ». Cette appellation fut perçue pour ce qu’elle était, dans l’intention et dans la réalité, une manière de stigmatiser la Chine à travers l’origine supposée du virus.
La Chine vient aujourd’hui de reprendre les termes de ce mauvais procès en inversant les termes. En effet, dans une déclaration officielle américaine de peu antérieure aux débuts de la pandémie, des responsables du service de santé américain ont affirmé que des patients, dont on a prétendu alors qu’ils étaient décédés de la grippe, seraient morts en fait du virus coronavirus Covid-19. Comme ceci se passait peu avant une visite de militaires américains à Wuhan, les officiels Chinois affirment de leur côté que l’origine du virus pourrait bien être ou même qu’elle serait américaine.
On en est là, mais ce que l’on sait avec une quasi-certitude c’est qu’on ne pourra très probablement jamais savoir avec un minimum de certitude d’où le virus est parti, où il a muté pour devenir ce qu’il est, sans doute toujours provisoirement. Dès lors, se pose une autre question probablement bien plus importante que celle du territoire de départ du virus, c’est la question des fonctions implicites de telles joutes entre des partenaires qui essaient, ici vainement, de ne plus l’être ou de l’être davantage et plus fortement que l’autre. Et pendant ce temps-là…
8.3. Le coronavirus Covid-19 et autres virus
Ce fut à la gloire de Louis Pasteur d’avoir découvert dans cet univers encore inconnu cet « infiniment petit » que se révéla être le virus, plus précisément le virus rabique. Ensuite ce sera une succession ininterrompue de découvertes de différents virus, tels que celui de la fièvre jaune, puis de la poliomyélite, etc. Malgré leur petitesse, les progrès s’accomplissent parallèlement dans notre connaissance des virus, jusqu’à ce qu’on puisse à la suite des travaux de John Enders en 1949 développer des cultures cellulaires permettant la production de virus et également en 1966 avec les travaux d’André Lwoff d’établir une classification des virus. Entretemps, la famille des virus s’agrandit avec la découverte en 2003 par l’équipe de Didier Raoult de Mimivirus, un virus géant qui sera séquencé en 2004 et qui contient de l’ADN et de l’ARN, la même équipe découvre cinq ans plus tard le virus Virophage appelé Spoutnik qui se réplique en infectant d’autres virus.
Les travaux portant sur Mimivirus et ensuite sur Megavirus, un autre virus géant célèbre, ont renouvelé toutes nos connaissances relatives aux virus. Ces découvertes ont renouvelé toute l’histoire de la virologie, car, comme le rappellent Chantal Abergel et Jean-Michel Claverie, la découverte des virus géants a initié une remise en cause de la conception traditionnelle qui niait d’emblée toute continuité possible entre le monde cellulaire et le monde viral. Les chercheurs se sont donc demandé s’il fallait vraiment considérer les virus géants comme de véritables virus.
9. Une équation à plusieurs inconnues
9.1. Un monde encore à découvrir et à explorer
Cette hésitation reflète également les critères de classifications établis par André Lwoff à la fin des années 1950, ainsi que les travaux ultérieurs. Lwoff avait alors établi différents critères permettant de distinguer les organismes cellulaires des virus. Des cinq critères distinctifs retenus par ce chercheur aujourd’hui n’en subsiste plus qu’un seul. Chantal Abergel et Jean-Michel Claverie en effet rappellent que « durant la croissance d’un micro-organisme, son individualité est maintenue jusqu’à ce qu’une division se produise », alors « qu’il n’y a pas de division dans les virus » et ces auteurs précisent ensuite que la multiplication par division « n’a jamais été observé[e] pour aucun virus, aussi géant soit-il ».
On dénombre aujourd’hui plusieurs milliers de virus. Cependant, comme les virus ne peuvent survivre, se développer et se répliquer qu’en rapport avec l’espèce vivante, qu’on appelle « espèce hôte », propre à chaque virus, ce dernier dépend totalement de son lien avec cette espèce, puisqu’en dehors de leur hôte, « le virus est une particule inerte, le virion, qui ne possède ni métabolisme propre ni capacité de réplication, ni par conséquent de possibilité d’activité autonome ».
9.2. Des difficultés propres à certains secteurs de recherche
Le travail scientifique ne peut s’accomplir sans instruments. Le langage utilisé diffère très généralement du langage usuel, il s’agit d’un langage technique qui doit être adapté au champ à décrire, ceci étant d’ailleurs une des propriétés de tout langage qui est un instrument hautement adaptatif. Les variations de champs descriptifs entraînent l’obligation pour les chercheurs d’utiliser ou de créer un langage propre à leur travail. Pour reprendre un ou deux exemples tirés de l’anthropologie descriptive, on sait, car cet exemple est abondamment cité, que les Inuits connaissent un très grand nombre de mots pour désigner toutes les variétés de neige.
Celles-ci font partie de leur univers quotidien et ont des utilisations ou des propriétés variées, mais vitales dans leur culture traditionnelle. Un autre exemple, les premières descriptions des Indiens Shoshone prétendaient que leur langue était extrêmement pauvre comme, apparemment, leur culture matérielle. Une meilleure connaissance de leurs réalités a démontré ultérieurement qu’ils avaient développé tout un étonnant vocabulaire « technique » relatif à leur bâton à fouir, instrument indispensable dans leur mode de vie.
Ceci n’est pas différent des pratiques linguistiques des chercheurs scientifiques, quel que soit le domaine dans lequel ils exercent leurs activités. Il existe cependant des différences notables d’un domaine à l’autre et d’une époque à un autre. Pour bien les comprendre, il importe cependant d’introduire une distinction essentielle à propos du vocabulaire scientifique, c’est-à-dire le vocabulaire qui doit être utilisé par les scientifiques dans leur travail de recherche. Sans entrer dans trop de détails, il est néanmoins essentiel de distinguer sur ce plan deux types de langage, ces deux types représentant des pôles. Il s’agit des langages qu’on appellera « restrictifs » et des langages qu’on doit désigner comme étant « non restrictifs ».
Les premiers sont des langages non évolutifs et dont les termes et leurs sens sont précisés et définis une fois pour toutes. Leurs acceptions ne dépendent donc jamais du contexte dans lesquels ces termes interviennent. Un bon exemple de ces langages est celui de la chimie ou encore et généralement celui des mathématiques. La définition du fer, par exemple, est la même, quel que soit le contexte dans lequel ce mot intervient. Par contre, l’anthropologie, la sociologie, l’histoire, etc., sont des disciplines dans lesquelles le vocabulaire spécialisé et propre à chacune d’entre elles appartient à un langage « non restrictif ». Il suffit de prendre des termes tels que les mots « famille » ou « peuple » pour s’en rendre compte.
9.3. Le langage de la virologie et de l’épidémiologie
Certaines disciplines se situent dans une sorte d’entre-deux, car elles ont développé dans certaines de leurs activités des usages d’une langue restrictive et dans d’autres ceux d’une langue non restrictive. Dès lors, la situation peut sembler floue ou inconsistante pour un observateur extérieur. Développons quelque peu ce point précis.
On pourrait comparer leur situation à celle d’explorateurs qui découvrent et sillonnent une région jusqu’alors totalement inconnue. Ils y effectuent divers voyages de découvertes, et au fur et à mesure de ces voyages commencent à connaître beaucoup mieux les lieux qu’ils ont déjà visités à plusieurs reprises et qu’ils peuvent donc décrire avec bien des précisions – ce serait leur langage « restrictif » – ; mais, par contre, dans d’autres coins, ils ne sont passés qu’une seule fois et leur description sera beaucoup moins assurée. Ils savent aussi qu’existent bien des régions encore inexplorées et dont ils ignorent absolument tout, sauf qu’elles existent. Ces deux dernières situations sont celles que connaissent les chercheurs qui doivent, actuellement et dans le contexte dans lequel ils travaillent, adopter un langage « non restrictif ».
Les situations des deux disciplines, la virologie et l’épidémiologie, sont de cette nature. Ces disciplines comprennent elles aussi des zones qui sont déjà bien connues et d’autres qui le sont moins ou même absolument pas. La présentation des données et le niveau des connaissances devront donc varier selon les points abordés. Il serait profondément erroné, et, en l’occurrence, extrêmement dangereux d’extrapoler de façon péremptoire de ce qui est connu à ce qui ne l’est pas.
C’est pourtant ce qui se fait couramment. Que ce soit le fait de simples citoyens peu cultivés, c’est évidemment regrettable, mais c’est compréhensible. Par contre, que des dirigeants se comportent ainsi est franchement irresponsable. Ce serait encore plus grave si des spécialistes de ces domaines allaient dans le même sens. Cela n’est heureusement pas fréquent. On doit donc demeurer dans de nombreuses incertitudes. Plusieurs dirigeants ont déjà déclaré que la crise mondiale provoquée par le coronavirus Covid-19 entraînerait, lorsqu’elle serait achevée, de nombreuses remises en cause de notre vie collective. De nombreux secteurs de nos sociétés devraient ainsi être repensés et adaptés en fonction des leçons qu’on devra tirer des événements récents.
La modestie de nos savoirs, la modestie de nos réalisations, celle aussi de nos conceptions, devra être renforcée.
Informations complémentaires
Auteurs / Invités | Guy Jucquois |
---|---|
Thématiques | Animaux, Communication, Covid-19, Langue, langages et démocratie, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Sciences |
Année | 2020 |