Soumission à la contrainte ou émancipation vers la liberté ?

Guy JUCQUOIS

 

UGS : 2020004 Catégorie : Étiquette :

Description

1. Le respect inconditionnel des règles sociales et morales

Certaines personnes ont acquis les « règles sociales » d’une telle manière qu’elles sont devenues chez elles de véritables « règles morales », c’est suggérer que ces règles ont une valeur, non seulement utilitaire ou conventionnelle, mais intrinsèque et qu’il serait dès lors dangereux de simplement penser qu’on pourrait les modifier ou les supprimer. Ces individus sont le plus souvent totalement  persuadés  de  se  comporter  parfaitement  et  selon les « règles », selon ce qu’on leur a appris depuis la plus tendre enfance. Comme pour eux « Ceci est une pipe », ils n’entrevoient même pas pourquoi ils changeraient des comportements qui leur paraissent bien, sinon parfaits, et dont ils attendent, le cas échéant, reconnaissance et gratifications.

La capacité des individus de cette catégorie à accepter d’envisager une réflexion et a fortiori un travail d’entretiens psychologiques pour les rendre plus aptes à mieux comprendre leur situation est pratiquement nulle. Ils ne peuvent pas comprendre, et encore moins accepter, que leur obéissance à toutes les règles sociales et aux règles morales les conduit inexorablement et inévitablement à des formes d’obéissance et même de soumission à l’autorité, pour reprendre quelque peu le titre d’un ouvrage bien connu de Stanley Milgram.

Il est sans doute inutile de reprendre même brièvement les expériences entreprises voici déjà quelques décennies par Stanley Milgram et reproduites depuis dans différents contextes et par plusieurs chercheurs. Toutes ces expériences donnent malheureusement des résultats identique ou fort approchants. On constate donc que la grande majorité des sujets testés, à travers l’ensemble des expériences effectuées, n’hésitent pas à infliger à une personne inconnue – en réalité un comparse de l’expérimentateur qui simule les souffrances qui lui seraient infligées pour de « mauvaises » réponses – des châtiments corporels pouvant aller jusqu’à mettre en danger la vie du prétendu élève soumis à l’expérience.

Par contre, ce qui, selon moi, mériterait d’être davantage relevé, car cela donne un sens supplémentaire au présent texte, c’est que malgré la multiplication des expériences globalement identiques dans différents contextes  culturels,  sociologiques  et  linguistiques,  malgré  également la publicité faite à toutes ces expériences et à leur signification, malgré tout cela il est surprenant et terrifiant qu’apparemment personne n’ait appris de ces connaissances de notre nature humaine dans toutes ses dimensions tirées de  ces  expériences pour  entreprendre un  travail de « désintoxication » fondamental. Quand on répartit les diverses expériences chronologiquement, il est stupéfiant de découvrir que les résultats en sont pratiquement identiques et inchangés.

2. Les chemins de toute radicalisation

La question essentielle devient donc la suivante que nous formulerons plus bas. Puisque, tant d’après les travaux de psychologie sociale, que d’après  l’analyse des  comportements relatés plus haut, sommairement sans doute, mais explicitement du moins, et enfin de données largement connues depuis les drames collectifs qui ont endeuillé, notamment et particulièrement, le XXe siècle, il apparaît clairement que la grande majorité des individus adultes, correctement socialisés selon toute apparence, et par ailleurs respectueux des règles sociales et morales propres à leur société d’appartenance, n’hésite pas, sur une simple injonction effectuée avec quelques variables dans les expériences, à nuire et à persécuter même gravement leurs semblables, comment interpréter ces comportements en les mettant en relation avec les règles morales que la grande majorité des sujets testés prétend suivre ?

La seule réponse qui nous semble pertinente serait de considérer que les sujets des expériences relatées, tout comme les masses qui applaudissaient aux  condamnations  des  procès  staliniens,  ou  tous  ceux  qui  savaient les horreurs des camps de concentration nazis ou des camps du goulag notamment, ou tous ceux qui ont persécuté et qui persécutent encore ou qui massacrent leurs semblables parce qu’ils ne partagent pas leurs convictions idéologiques ou religieuses, que toutes ces personnes se révèlent partiellement ou totalement incapables de retrouver ou souvent de trouver et de comprendre les liens essentiels qui unissent ou qui devraient unir, dans et par les usages langagiers notamment, les autres et soi.

3. « Des mots pour le dire »

Tous ces individus se révèlent donc incapables de réellement comprendre le langage que, pourtant, ils utilisent quotidiennement et constamment. Ils sont incapables d’apprécier ce que les « mots veulent dire ». Tout aussi incapables de comprendre les autres et leur altérité qu’ils sont incapables de se comprendre eux-mêmes. Ils ne peuvent agir que mécaniquement sans jamais mesurer les conséquences de leurs propos ou celles de leurs actes. Cette attitude mentale est caractéristique de toutes les personnes qui, parce qu’elles en sont restées à la stricte application mécanique de règles le plus souvent inculquées dès le premier âge, sans jamais avoir acquis la capacité de les comprendre réellement, de les évaluer et si nécessaire de les évacuer afin d’accéder à une relation véritablement humaine avec leurs semblables.

Le travail que chaque être humain est appelé à accomplir et sans doute aujourd’hui avec la constitution de très grands ensembles, tels que les  États  contemporains  et  particulièrement des  ensembles  imposants tels que la Chine, les Indes, la Russie, les États-Unis ou l’Union européenne, cela devient une nécessité impérieuse tant pour notre survie que pour notre accession à un bonheur même à taille humaine, ce travail individuel à accomplir serait de prendre conscience des automatismes comportementaux, de la masse des préjugés pourtant souvent considérés comme des « valeurs » de nos règles morales. Et ensuite de travailler à leur dépérissement et à leur évacuation en chacun de nous.

La notion d’un « homme nouveau » imaginée par des régimes totalitaires qui ont vainement tenté de le mettre en place, cet homme nouveau serait celui qui juge par lui-même et d’une manière saine et adulte. Il serait capable de prendre, même seul, même contre tous, les décisions qui s’imposeraient dans telle situation critique ou délicate. Il construirait patiemment, seul et en concertation avec tous ses semblables, ses propres règles qui seraient des « règles éthiques ». Si leur application génère un mieux-être, si elles sont appréciées et comprises, ces règles éthiques viendront progressivement alimenter un corpus de règles qui ne seront, par définition, sans doute que peu fréquemment définitives. Mais elles habitueraient ainsi chacun d’entre nous à évaluer constamment les motivations de ses propres comportements.

Et si on s’aventurait un peu plus loin… ?

1. Des résultats troublants

Mais, avant cela, revenons quelque peu en arrière. Les expériences de Milgram ont constamment mis en évidence que le pourcentage des sujets pris au hasard dans le cadre de ces expériences étaient remarquablement stable. Les quelques variables notées tant par Milgram que par ceux qui ont tenté de refaire ces expériences ailleurs et dans d’autres contextes n’ont permis de noter que de modestes variables par rapport aux résultats obtenus globalement. Ceux qui acceptaient d’infliger des souffrances allant même au-delà des limites déjà difficilement tolérables dans le cadre d’une « expérience », n’ont pas hésité à dépasser les limites qui leur avaient été signalées comme frontières avec la zone très douloureuse et même dangereuse pour le prétendu élève. Rappelons que le pourcentage moyen des sujets « dociles » et « obéissants » à l’autorité représente en moyenne soixante pour cent des sujets testés.

L’interprétation de ces pourcentages doit cependant être faite en tenant compte de deux autres éléments qui en aggravent encore, selon nous, le caractère fortement inquiétant sur le plan de nos démocraties et plus généralement de notre vie en société, mais ils interpellent également les chercheurs pour les inciter à creuser davantage les causes de ces chiffres accablants. Le premier élément qui renforce encore l’importance des données expérimentales, mais qui en rend la compréhension sans doute encore plus délicate, est le fait, largement rappelé dans une publication récente et synthétique sur ces expériences, que le fait d’avoir signalé aux sujets qui allaient se prêter à l’expérience, avec insistance et juste avant que l’expérience ne débute, que celle-ci n’était pas sans danger pour les sujets qu’ils allaient « tester » n’a modifié en rien le comportement des premiers quant à l’émission de décharges pourtant potentiellement dangereuses.

Le second élément à relever est que l’expérience initiale de Milgram a eu lieu au début des années soixante-dix et qu’elle fut très largement diffuse – on le rappellera plus loin – au point qu’un public très large, bien au-delà des cercles des spécialistes et des chercheurs en psychosociologie et même des simples personnes cultivées en avaient entendu parler et en connaissaient au moins les grandes lignes, malgré tout cela, malgré aussi l’impact que ces recherches et celles qui ont suivi a eu dans les sociétés occidentales, il est consternant de constater que les résultats des expériences ultérieures à celle de Milgram ont eu les mêmes résultats. Précisons encore que la thématique a cependant été reprise dans plusieurs émissions de télévision à des heures de grande diffusion et qu’un film qui a connu un certain succès avec l’acteur Yves Montand dans le rôle principal, I comme Icare, reprenait également le même thème, en sorte qu’on peut considérer comme acquis qu’un grand pourcentage des populations occidentales a connu directement le thème de ces recherches ou au moins en a entendu parler. Malgré tout cela, inexorablement, les résultats demeurent globalement identiques à ceux trouvés initialement par Milgram dans ses expériences conduites d’abord d’août 1961 à mai 1962 alors qu’il était encore un jeune assistant.

2. Le paradoxe de la réception des expériences

Tout autant interpellant pour le chercheur comme d’ailleurs, on l’espère, pour le « citoyen ordinaire », sont les réactions étonnantes du public à la première expérience de Milgram et aussi aux suivantes. Les réactions sont d’autant plus surprenantes encore que, durant l’achèvement des premières recherches de Milgram, eut lieu le procès à Jérusalem d’Adolf Eichmann qui se déroula d’avril 1961 au 31 mai 1962, date de la pendaison d’Eichmann. Un procès qui fit beaucoup de bruit, qui raviva toutes les horreurs de la Shoah et suscita un regain d’interrogations en Occident. Comment cela avait-il été possible ? Qui était responsable de ces exterminations ?

Les expériences inédites de Milgram eurent une réception – terme utilisé pour l’accueil fait à un ouvrage, souvent littéraire, ou à une idée dans le public – exceptionnelle et elles donnèrent lieu à de nombreuses prises de position. Thomas Blass, lui-même psychosociologue et travaillant à l’Université de Maryland, écrivit même un livre à ce sujet quelques années après la parution des travaux de Stanley Milgram  dans lequel il rapporte les fameuses expériences et les autres recherches du même auteur. Milgram lui-même ne s’attendait certainement pas à obtenir des résultats aussi déprimants et terrifiants, selon les termes qu’il a utilisés. Et les critiques ne manqueront pas envers Milgram, les travaux cités en note en rapportent quelques-unes. On alla même jusqu’à comparer sa démarche à celles des nazis. Ce n’est pas le lieu de polémiquer sur ces questions ici.

Retenons simplement et provisoirement que les résultats obtenus dans cette recherche sont incontestables dans leur terrifiante simplicité, qu’ils ont été reproduits en de multiples occasions et que les variations des paramètres de l’expérience n’ont guère apporté de changement significatif qui auraient remis en cause ou les résultats ou les conditions de l’expérimentation. En concluant sa préface, Michel Terestchenko estime que la « principale leçon de l’expérience sur l’obéissance est […] avant tout, politique [en italique dans le texte] ».

3. Le parallèle des Einsatzgruppen

Un parallèle important aux expériences de Milgram a été apporté par un ouvrage de Christopher Browning, spécialiste de la Shoah. Cet auteur y  décrit  avec  une  précision  glaçante comment  un  groupe  d’hommes « ordinaires », peu atteints par l’idéologie nazie et composé de citoyens « bons pères de famille », rappelés dans un bataillon de réserve et envoyés en Pologne pour y entreprendre le massacre systématique de populations juives, s’attèle dans sa très grande majorité à cette « fonction » et n’oppose pratiquement  aucune  résistance  à  exécuter  ces  massacres  et  même rapidement à occuper ces week-ends de détente à faire la chasse aux Juifs qui auraient pu s’échapper en organisant entre eux des concours à celui qui en dénichera le plus avant de les massacrer. Constatant leur « obeisance », les autorités du Reich les constituent dès lors en un des Einsatzgruppen dont ce sera le « travail ».

Après la guerre, un procès s’ouvre à Hambourg, ville originaire de ces policiers de réserve dans lequel sont inculpés les survivants. À l’issue de celui-ci, le magistrat les interpelle afin de savoir pourquoi ils avaient accepté ce rôle durant ces années alors qu’ils auraient pu, et sans aucune sanction, le refuser. Leurs réponses sont aussi décevantes que leur attitude durant la guerre et aussi au procès : ils avaient accepté cette tâche monstrueuse parce qu’elle leur était demandée et proposée collectivement. On a ici une mise en œuvre concrète de ce qui dans les expériences de Milgram n’était qu’une mise en scène dans le cadre d’une recherche.

Et si on allait encore plus loin ?

1. La banalité du mal et… l’enfance des criminels

À l’époque du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt avait écrit son ouvrage sur la « banalité du mal ». La diversité d’origine et de profil de ceux qui, par le hasard des circonstances de leur vie, deviennent un jour des bourreaux, des tortionnaires sanguinaires exerçant, ici encore au gré des origines et des circonstances, tant sur les charniers et les lieux d’exécution que dans des bureaux feutrés ou dans des lieux insoupçonnés. Toutes ces diversités, toutes les trajectoires, toutes les prédispositions qui conduisent à cette abjection insoupçonnée chez l’être humain, toutes ces attitudes se résument le plus souvent, au départ, à un très léger dérèglement en apparence inoffensif.

On songe ici à la nouvelle grinçante de Dino Buzzati dans laquelle deux mamans bavardent tandis que leurs rejetons jouent avec d’autres enfants dans une pièce de sable au cœur d’un parc. L’un des enfants en se chamaillant se plaint, en pleurnichant à sa mère, d’être rabroué et humilié par les autres. Sa mère le renvoie, puis il revient et se plaint à nouveau de la méchanceté et de l’agressivité de ses petits compagnons de jeu. L’après-midi avance et la maman du petit gamin persécuté décide de rentrer avec lui. Sa voisine de banc la salue et lui dit : « Au revoir, Madame Hitler ». Je n’ai pas retrouvé les références de cette nouvelle, mais ce n’est pas essentiel. Buzzati suggère dans ce récit de fiction que la destinée d’Adolf Hitler aurait pu être marquée par ces scènes enfantines.

2. Au cœur de l’horreur… respectable et respectée

Cela peut paraître exagéré. Cela nous semble au contraire en droite ligne de ce que nous savons de l’histoire personnelle des grands tortionnaires. Citons cependant l’un ou l’autre exemple choisis dans ce registre. Un des grands criminels de guerre fut le commandant du camp d’extermination d’Auschwitz, organisateur du massacre « industriel » de plus d’un million de victimes, hommes, femmes, enfants, jeunes et vieux. Or, le commandant Rudolf Höss était pour ses proches et pour les siens quelqu’un dont « la mémoire familiale brosse un tout autre portrait du criminel de masse [qu’il fut] : celui d’un homme droit, aimant, admirable, qui n’a jamais rien tant chéri et aimé que ses idéaux et sa famille ».

Dans un de ses trois récits biographiques, Rudolf Höss raconte à grands traits son enfance qui sera marquée à l’adolescence par la mort de son père, victime d’une crise cardiaque et sa volonté de travailler dès ses seize ans comme infirmier militaire, puis, peu après, de s’engager dans les corps francs. Höss rapporte combien sa vie était sévère et totalement soumise à l’autorité d’un père qui l’exerçait avec une rigueur inflexible. Il raconte ainsi que l’après-midi des congés scolaires hebdomadaires, il devait en compagnie de ses trois sœurs nettoyer les vitres d’un couloir de leur appartement donnant sur la rue. Mais leur père leur avait intimé l’ordre formel de ne jamais regarder dans la rue en effectuant le travail imposé. Ceci peut sembler un détail, mais Höss s’en souvient fort bien et rapporte cet exemple qui l’a marqué apparemment. En effet, il arriva qu’un jour il regarda à travers la vitre, sans doute même par inadvertance, il en eut honte, mais il ne s’en confessa pas à son père lorsque, le travail achevé, celui-ci l’interrogea.

3. Et leur descendance ?

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. La fille de Rudolf Höss, Brigitt Höss, après une année environ durant laquelle la famille Höss espérait pouvoir échapper aux limiers des troupes alliées et après l’arrestation de son père et un épisode de misère du reste de la famille tandis que Brigitt travaillait comme mannequin en Espagne, elle s’est rapidement réfugiée aux États- Unis où elle achève sa vie dans le souvenir pieux, sinon dévot, de sa famille et de son père qu’elle n’a jamais condamné, que du contraire. Des décennies  plus  tard,  Brigitte  Höss  se  souvient  de  son  père comme de « l’homme le plus gentil du monde », et a les plus grandes difficultés à concilier en elle les deux visages, opposés, du père attentionné et du commandant d’Auschwitz. Pour y parvenir, elle s’accroche à une vague réminiscence qu’il lui reste de son enfance, l’impression qu’il « était triste à l’intérieur de lui-même ».

Concluons sur ces points qui, répétons-le, ne nous semblent absolument pas des détails. Ce ne le sont pas tant parce que cela fait partie du récit, pauvre par ailleurs, de son enfance. Il s’agit pourtant d’un détail insignifiant, mais qui a manifestement pris une importance extraordinaire et totalement disproportionnée dans son esprit. Rappelons ces piliers de son éducation : une très grande piété religieuse et une obéissance totale et non discutable à des règles et à des principes. On est, selon nous, totalement dans « Ceci est une pipe ».

Informations complémentaires

Auteurs / Invités

Guy Jucquois

Thématiques

Lutte contre les intégrismes, radicalisation, Nazisme, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses

Année

2020