La mouvance du langage humain

Guy JUCQUOIS

 

UGS : 2020003 Catégorie : Étiquette :

Description

Est-ce une pipe ou non ?

1. « Ceci n’est pas une pipe »…

Chacun connaît le célèbre tableau de Magritte représentant simplement une pipe, mais portant en légende incorporée dans le tableau lui-même le titre « Ceci n’est pas une pipe». Tous trouvent ce tableau et sa légende, car les deux vont manifestement ensemble, très amusants. Mais lorsqu’on s’interroge et qu’on interroge sur les raisons de ces sourires complices, l’écrasante majorité des personnes répondent à peu près comme suit : « Mais c’est une évidence que c’est un tableau et donc que ce n’est pas une pipe ». Et ces personnes ont entièrement raison et on ne peut que souscrire à de tels propos. Pourtant…

Pourtant…, tout cela n’est pas aussi simple qu’il pourrait y paraître et la pirouette apparemment humoristique de Magritte met en évidence, à y réfléchir, des questions extrêmement complexes et qui se situent à l’entrecroisement de plusieurs disciplines ou réflexions majeures des sciences de l’homme. Au lieu d’entrecroisement, j’aurais pu ou dû écrire « à l’intersection » ou mieux dans les « interstices » délaissés de plusieurs disciplines très savantes et académiques des sciences humaines. Quel que soit le terme retenu, il s’agit toujours de nous interroger sur les espaces encore vides se situant entre ce « qui se tient debout entre », ce qui est le sens du mot « interstice », interprétation qui rejoint celle bien connue du mot « interprétation » ou « interprète » qui signifie proprement « celui qui négocie le prix » entre un vendeur et un acheteur, l’un et l’autre participant à ce dialogue conduit précisément par l’interprète, mais dont chacun ignore les termes exacts utilisés avec le partenaire de la transaction.

2. Mais, cependant, « Ceci est une pipe »…

Toute personne qui a travaillé sur les sciences du langage affirmera sans  hésiter que n’importe quel  langage est  un  système complexe de « représentations », système que Ferdinand de Saussure avait déjà décomposé ou analysé en des « signifiants » et des « signifiés ». Plusieurs linguistes ont ensuite et, jusqu’à récemment, perfectionné cette analyse en évoquant la question des « dénotations » et des « connotations », distinction qui recoupait par ailleurs des différences sociolectiques, parfois régiolectiques, et aussi idiolectiques. Trois termes techniques qui signifient que ces connotations, qui par définition n’appartiennent pas à toute la population qui se reconnaît dans l’usage d’un même idiome, caractérisent soit un ou des groupes sociaux, ou des groupes régionaux –, mais sans être du ressort de la dialectologie –, ou enfin des individus.

La question se pose donc légitimement de savoir comment il serait possible, et même courant, à en juger par la suite, que nombre d’individus, contrairement à ce que nous pensons rationnellement et à ce qui s’enseigne, estiment que pour eux « Ceci est une pipe ». Sans doute hésiteront-ils à considérer le tableau de Magritte comme une pipe, cela relèverait de la psychiatrie et des hallucinations. Mais il se fait, comme on le lira ensuite, que de très nombreuses personnes se comportent pourtant et réagissent habituellement comme si elles acceptaient dans leur quotidienneté que le langage soit, pour elles, en harmonie avec « Ceci est une pipe ». Si quelqu’un le leur dit, elles protesteront certainement avec énergie, mais cela n’empêche pas que dans leur monde à elles, qu’elles partagent avec de nombreux autres individus, c’est bien ce qu’elles pensent, c’est pourquoi elles agissent et réagissent dans le même sens.

3. Des liens souvent méconnus

Toutefois, si chacun, par ses connaissances, par ses analyses ou par ses réflexions, tombe aisément d’accord avec ce qui précède, très rares sont ceux qui en tirent toutes les conséquences dans la compréhension de ce que « parler veut dire ». Est-ce dû au fait que le langage est le lien qui, au sein d’une collectivité, passe de chacun des membres à tous ceux qui s’adressent à lui ou auxquels il s’adresse ? Est-ce pur hasard si la psychanalyse et de nombreuses formes de psychothérapies reposent sur un langage qui est libéré ou qui se libère ? En quoi et comment cela pourrait-il avoir une quelconque utilité si « les mots pour le dire » « le » disaient simplement et sans détour, tant chez l’émetteur que chez le récepteur, pour reprendre des termes usuels et apparemment simples à comprendre.

Retenons déjà cette double fonction fondamentale de toutes les langues naturelles, c’est-à-dire de tous les langages utilisés par des êtres humains pour communiquer entre eux et tenter de se comprendre. Certains régimes totalitaires – mais Platon y songeait déjà dès l’Antiquité – ambitionnent de contrôler le langage des citoyens qui sont soumis à leur dictature. Ce qu’Orwell  décrivit dans 1984, à l’intérieur d’une fiction, mais ce que bien d’autres victimes de régimes totalitaires ont superbement, mais fort cruellement, décrit, n’est-ce pas la suprématie totale d’un langage proclamé sur tous les usagers auxquels il serait destiné, dans tous leurs usages et jusque dans leurs pensées les plus intimes ? Dans ce contexte, ne doit-on pas mettre les comportements qui en découleraient sur le même pied que ces langages totalitaires ?

4. Les moutons de Panurge

Quand on revoit, par exemple, les grands procès staliniens et les applaudissements frénétiques de ceux qui assistent aux séances des prétendus tribunaux, on doit s’interroger. Ceux qui participent, qu’ils soient des citoyens cultivés ou de simples travailleurs, donnent souvent l’impression d’être sincères dans leur explosion de joie à l’annonce des condamnations capitales d’accusés qu’ils applaudissaient pourtant peu auparavant. Je n’ignore pas que certains des supporters des condamnations le faisaient par lâcheté. Mais il semble bien pourtant que nombreux étaient ceux qui partageaient les propos des accusateurs et qui acceptaient sans rechigner que les grands dirigeants de la veille, accusés et condamnés aujourd’hui, étaient subitement devenus des traîtres et des saboteurs… Il arriva même que certains d’entre ces condamnés eux-mêmes, non seulement acceptent sans protester la sentence et leur condamnation capitale, mais qu’ils aillent au supplice en chantant encore les louanges du tyran… !

Orwell pousse très loin la « fiction » ou la fiction, selon qu’on ne se réfère qu’au récit ou également à la réalité. Il s’agit en effet de contrôler les pensées, et ainsi toutes les actions, afin qu’elles aillent toutes dans le sens voulu par les dirigeants. D’où d’ailleurs la « novlangue », qui y contribuera largement. Les exemples historiques sont nombreux qui alimentent la « fiction ». En général, on ne les évoque qu’a posteriori, ce qui est normal et attendu dans la mesure où la novlangue a atteint ses objectifs, parmi lesquels on peut même supposer que ceux qui l’imposent à tous finissent par être eux-mêmes intoxiqués et convaincus de son objectivité. On serait face à une sorte de déraison collective en quelque sorte, les travaux sur l’adhésion du peuple allemand au nazisme vont effectivement dans ce sens- là. Il en est de même des recherches sur les actions de Lénine et ensuite, à de plus grandes dimensions et sur un temps bien plus long, de Staline.

Cela permet de comprendre pourquoi les condamnations devaient alors être « arbitraires ». Si la langue totalitaire est la réalité, alors l’individu disparaît au  profit d’une  collectivité qui n’est  pas  ou  plus  constituée d’un grand nombre d’individus, mais qui est une sorte de conglomérat. Les exécutions d’un pourcentage de ce conglomérat n’est plus qu’une sorte d’ajustement qui peut être motivé et justifié par toutes sortes de considérations, mais qui cesse d’être « arbitraire ». Du même coup les quotas d’exécutions ou de déportations prennent un tout autre sens.

La machine de l’homme nouveau

1. Un « homme nouveau », mais déjà fort ancien ?

En effet, ce qu’on voulait, et c’était le but, tant dans le récit chez Orwell que dans l’Urss, ou ailleurs encore, créer un « homme nouveau ». Dès lors, chacun ne pouvait plus exister en tant qu’« individu » – ce qui signifie aussi une « entité » autonome – et chacun était ainsi susceptible d’être condamné et éventuellement exécuté sous des prétextes, idéologiques ou raciaux, parce que la notion d’individu ne pouvait plus avoir cours. Comme on vient de le rappeler, la notion d’arbitraire appliquée de l’extérieur à ces condamnations n’a de sens que précisément pour l’extérieur et à ceux qui fonctionnent ainsi. J’allais écrire qui « pensent ainsi », mais pour moi ce n’est plus « penser », c’est se comporter comme des insectes sociaux.

Une situation intermédiaire est révélée par les procédures utilisées dans les situations décrites ci-dessus et fréquentes dans les régimes totalitaires. En effet, il demeure important de recueillir les aveux des « accusés » et on constate que les supposés tribunaux qui ont à connaître de ce genre de simulacres de procès – qui aboutissent à des sanctions et des condamnations décidées en dehors et d’avance – utilisent tous les moyens à leur disposition pour obtenir ces aveux. On ne sait si ces efforts dans l’obtention des aveux sont justifiés par et pour la propagande ou si les « juges » se comportent ainsi parce que, même obscurément et inconsciemment, ils continuent encore vaguement à se situer dans un usage quelque peu dialogique du langage.

On sait que ce qui a été appelé longtemps la sainte Inquisition procédait de même en torturant les accusés parce que l’on pensait alors que, sous la torture, les inculpés diraient la vérité. Il a fallu, bien plus tard, les travaux de Beccaria  et l’évolution des mentalités, du moins localement et dans certains milieux, pour que ces certitudes cessent progressivement d’avoir cours. Certains textes canoniques – ce mot signifie, rappelons-le, selon les « règles » – dans plusieurs religions ont porté durant de nombreux siècles, dans les esprits et dans les comportements, les stigmates d’un usage avant l’heure de la novlangue.

Illustrons ceci par un ou deux autres exemples et citons d’abord le symbole de Nicée, résumé et condensé de ce que tout fidèle, chrétien, est supposé dire, penser et croire. Ce fut aussi, très longtemps, la justification de dire la messe et les offices en latin, car il fallait éviter que les fidèles risquent de perdre leur foi en retrouvant ou en s’interrogeant sur le sens des paroles liturgiques ou même qu’ils se posent simplement des questions. Songeons encore au culte que le Coran reçoit de nos jours de la plupart des musulmans et aux pratiques rigoristes du salafisme, notamment sur les rapports de la langue aux réalités.

2. La novlangue est-elle la langue originelle ?

L’histoire, connue, de l’humanité permettrait, fort malheureusement, de multiplier des exemples semblables à ceux qu’on vient d’évoquer. Mais il paraît que tous ces exemples ne sont possibles que chez des individus pour lesquels il n’y a plus d’espace entre les mots et les réalités. Chez ces individus, et par extension dans des sociétés dans lesquelles ce genre d’individus prend le pouvoir et l’impose à tous, les mots n’ont plus qu’un seul sens commun et partagé par tous ceux qui « pensent » comme ces derniers. Ainsi, ils ont tous acquis la novlangue et n’imaginent pas qu’il soit possible et encore moins admissible de s’exprimer en utilisant d’autres mots, ni même que les mots puissent avoir d’autres sens que ceux qui sont fixés et déterminés pour tous. Les seuls messages tolérés, les seuls messages encouragés et émis par tous les canaux de communication sont purement répétitifs, du moins en ce qui concerne leur finalité et leurs intentions. Ils proviennent tous de la même source, éventuellement diversifiée, mais seulement en apparence, ils « résument » et répètent inlassablement les seules « vérités » émises et transmises.

Cependant, pour continuer à être acceptés comme vecteurs des vérités officielles, les discours émis dans la novlangue doivent être les seuls acceptés en interne dans la communauté humaine dans laquelle ils sont émis et transmis. À notre époque, ceci a une conséquence importante. En effet, les moyens de communication contemporains rendent toujours plus difficile de contrôler la transmission des nouvelles, et surtout le contrôle de leur pertinence et de leur véracité en dehors des frontières d’une communauté. Non seulement les médias se chargent de transmettre partout, ou presque, et en tout temps l’ensemble des informations disponibles, dès lors, en interne, les résultats de la propagande ont atteint ou peuvent atteindre relativement aisément les objectifs souhaités par le pouvoir, et cela quels qu’ils soient.

3. Propagande ou novlangue ?

Certains pays ont obtenu de la part de grandes firmes internationales, ou sont parvenus à obtenir par leurs propres moyens, un contrôle très poussé des réseaux sociaux et de tous les médias. Ces stratégies de musellement ont fonctionné dans le passé et fonctionnent encore aujourd’hui. On se souvient sans doute du début des années trente du siècle passé, lorsque, suite à des décisions inconsidérées et injustifiées prises en URSS, l’Ukraine connut une énorme famine qui engendra trois à quatre millions de victimes. Celle-ci fut si terrible que les scènes de cannibalisme furent nombreuses, y compris des sacrifices de mères qui supplièrent leur progéniture de les dévorer ou d’enfants en bas âge sacrifiés pour nourrir leurs aînés afin qu’ils puissent espérer survivre. Durant les mêmes années, la propagande soviétique diffusait en interne et en externe des films de propagande sur les grands succès affirmés de l’agriculture collectivisée. Et joignant le geste à la parole, l’URSS exportait alors à des prix inférieurs au cours mondial d’énormes quantités de blé. Ces pratiques rendirent peu crédibles, en interne et en externe, les voix qui s’élevèrent alors pour dénoncer ces scandales, si tant est toutefois qu’en interne, elles purent prendre le risque mortel de tenter de s’exprimer.

Quoi  qu’il  en  soit,  il  est  également  stupéfiant  d’apprendre  que certains régimes particulièrement violents ont pu trouver, en Occident notamment, des appuis solides, alors que les preuves des tortures et des sévices innombrables commis dans ces pays s’accumulaient pourtant et que nous avions ou nous pouvions en avoir connaissance par de nombreux témoignages distincts, précis et concordants. Comment expliquer, par exemple, que le régime des Khmers rouges, dirigé par le cruel et sanguinaire Pol-Pot et ses comparses, responsables, entre autres, d’innombrables tortures raffinées et d’exécutions de masse, ait pu rencontrer dans nos pays le soutien d’intellectuels de haut vol  ? Nous devrons intégrer ces situations dans la tentative de compréhension que nous proposerons plus loin. En effet, et, répétons-le, ce genre de soutiens émanant de thuriféraires de semblables régimes s’est à chaque reprise présenté au sein de nos populations.

4. Des catégories d’individus pourtant fort proches

Tous les régimes totalitaires ont procédé et procèdent encore aujourd’hui de la même manière. Malgré les possibilités accrues de vérification et d’analyse des discours de propagande, importantes dans les régimes démocratiques dans lesquels règne une certaine liberté de parole, on reste étonné devant l’ampleur des fake news qui circulent dans les médias. Certes, il est si facile de s’exprimer sur les réseaux sociaux. Cela peut se faire, du moins le croit-on, à l’abri du regard et de la surveillance des autres. On sait que ceci est, ou pourrait être, de moins en moins vrai, car l’identification, relative, des personnes qui diffusent des messages erronés est et deviendra surtout de plus en plus aisée techniquement. À l’abri, derrière son portable ou sa tablette ou son ordinateur, chaque individu pense encore souvent pouvoir se permettre d’affirmer tout ce qui lui vient à l’esprit. La diffusion en est immédiate et les fake news se propagent ainsi rapidement.

Quels liens peut-on établir entre, de première part, ces individus, souvent peu instruits, qui s’enflamment et attisent des tensions ou des conflits sur la toile et, de deuxième part, ceux qui acceptent de soutenir, mais du dehors, des régimes totalitaires et leurs exactions malgré l’abondance d’informations horribles et vérifiées qui leur sont accessibles, et, de troisième part, les populations de ces mêmes pays où règnent des régimes dictatoriaux et où une propagande habile, mais diabolique, parvient, malgré les démentis des faits, à convaincre des populations déjà enrégimentées, et enfin, de quatrième part, des ensembles d’individus ou des groupements sociaux endoctrinés soit par des idéologies, soit par des religions, soit par des règles morales, soit enfin par des règles sociales ? Nous tenterons des rapprochements entre toutes ces catégories d’individus, car elles ont toutes en commun une perception particulière du langage.

En effet, tous les individus repris dans ces quatre classes d’individus ont en commun d’utiliser ce qu’Orwell désignait de manière prémonitoire par la novlangue. Toutes ces personnes auraient proclamé, et sans la moindre hésitation, devant le tableau célèbre de Magritte « Ceci est une pipe ». Mais rétorquera-t-on : comment cela est-il possible ? Petite précision pour commencer : dans chacune des quatre situations énumérées ci-dessus, la question réelle ne se poserait jamais en ces termes et jamais en face du tableau de Magritte. Par contre, et en des termes propres à chacune de ces situations, apparemment pourtant fort différentes les unes des autres, le même type de fonctionnement du langage devrait cependant s’être manifesté.

Les réalités du langage humain

1. Pour beaucoup, la parole « est » la réalité

Reprenons donc, une à une, les quatre catégories de personnes rapprochées ci-dessus et justifions successivement le propos. Dans la première catégorie, nous retrouvons des individus apparemment isolés, utilisant des réseaux sociaux face auxquels ils se sentent à la fois seuls et tout-puissants. En quelque sorte, ils fonctionnent peu ou prou, comme le dictateur qui est, dans sa situation, le « maître de la parole et du langage ». C’est lui qui détermine ce qu’il veut dire et ce que l’on peut dire et enfin ce que l’on dit signifie. Pour lui, ce qu’il affirme est la réalité et la vérité, dès lors personne ne pourrait et n’oserait le contredire, il serait ou pervers ou malade mental, deux catégories qui doivent recevoir des « soins ». L’individu isolé dont on parle ici n’en a pas, isolément, les moyens et le pouvoir. On constatera plus loin qu’il rejoindra aisément le « dictateur » ou le Big Brother d’occasion qui prônera cette politique et qui, lui, en a les moyens.

Il suffit de lire les commentaires pluriquotidiens étalés sur les sites Internet des médias des pays démocratiques, commentaires pourtant filtrés par les services des radios et des télévisions qui éliminent ceux qui ne sont vraiment pas acceptables, pour comprendre rapidement à quel niveau peu élevé de communication on se situe. Un excellent exercice pour ne plus avoir d’illusions sur le niveau moyen de nos compatriotes. Et que ceci soit écrit sans aucune prétention ni forfanterie… Les adversaires dans les échanges de messages sont étrillés face à la fréquente arrogance et la certitude d’avoir raison de beaucoup des internautes.

2. Les dictateurs et leurs soutiens… à distance

La deuxième catégorie comprend des soutiens des régimes autoritaires, totalitaires et dictatoriaux. Ces soutiens se situent à distance respectueuse, mais suffisante, des conditions réelles des pays dont ils soutiennent le régime. Il s’agit bien souvent d’intellectuels qui, de manière livresque et éloignée, approuvent les objectifs et souvent les méthodes de ces régimes. Leur cécité peut aller jusqu’au déni des sévices encourus par les citoyens des pays admirés et qui considèrent que les exécutions capitales que, fréquemment ils ne nient pas, sont un prix, regrettable sans doute, mais nécessaire, à payer pour réaliser le « grand bond en avant » qu’ils souhaitent au pays autant qu’au dictateur qui dirige ses concitoyens d’une main de fer. Les personnes de cette catégorie ne donnent pas le sentiment à celles qu’ils fréquentent d’être conscients des souffrances, bien inutiles, endurées par les sujets du dictateur. Une forme d’inconscience prévaut chez eux en sorte qu’ils ne mettent pas en relation le but souvent théorique ou inaccessible de ceux qu’ils admirent et le cortège de malheurs que cette politique totalitaire entraînera.

Peut-être faut-il rapprocher de cette deuxième catégorie d’individus les dictateurs et ceux qui constituent le « premier cercle ». Ils sont les initiateurs de la novlangue, c’est eux qui la créent et qui en fixent les usages, ainsi que les sens précis de chaque terme. C’est eux qui l’emploient également dans leurs communications destinées, par tous les canaux utilisés, à leur population, à tous ceux qui devront accepter ces paroles à la lettre, s’y soumettre et la tenir pour la seule vraie pour eux d’abord, mais ensuite également pour tous ceux avec lesquels ils vivront et travailleront. Une question difficile serait la suivante : ces détenteurs premiers de la « vérité » et de la langue qui permet de l’exprimer, ces détenteurs croient-ils eux- mêmes à la véracité et à l’exactitude de leurs propos ?

Dans l’affirmative, on doit cependant s’interroger sur ce qui découlerait de leur adhésion totale à une  « vérité » qu’ils propagent pourtant de manière autoritaire. Acceptent-ils également les conséquences violentes de leurs idées ainsi que les tortures, morales et physiques, les châtiments et les supplices, et ce y compris jusqu’aux exécutions capitales ? Il serait fort intéressant de connaître le ressenti intime de ces dictateurs et de leurs maîtres d’œuvre. On aimerait connaître les recoins de l’âme et de la pensée de dictateurs ou de leurs bras droits, tels que Staline ou Beria, ou encore Hitler avec ses complices et Mao-Tsé-Toung, ou Pol-Pot, chacun avec sa clique, etc.

3. Bourreaux et victimes, même combat ?

Le peu qu’on peut en connaître directement et surtout indirectement semble indiquer qu’ils ont tous développé une large part d’inconscient qui les rend probablement incapables de mesurer et même d’appréhender le cortège de malheurs et de souffrances qu’ils infligent à leur peuple. Peut-être pensent-ils que, comme on le répète fréquemment, « la fin justifie les moyens » ? D’une manière plus subtile, les « manuels de confession » des inquisiteurs nous laissent rêveurs sur le degré de conscience que peuvent avoir ceux qui, au nom d’idéaux auxquels ils adhèrent de toute leur force, n’hésitent pas à user de contrainte envers leurs semblables, et acceptent même l’usage de la force, de la violence, de la torture morale et physique pour aboutir à extirper ce qu’ils estiment ressortir au « mal » ou à l’« erreur ». À un tel degré de certitude en soi-même, surtout en comparaison avec le prix humain à payer, sans doute doit-on évoquer chez ces personnes des traits fortement pathologiques et maladifs. On comprendra plus loin pourquoi nous pensons préférable de faire de cette catégorie de personnes dirigeantes une catégorie à part plutôt que de la placer sur le même pied que les autres catégories de personnes retenues dans notre analyse.

Tout aussi étonnante est l’adhésion des individus qui composent la troisième catégorie. En effet, alors qu’ils subissent directement les privations et les violences exercées par le régime autoritaire et totalitaire qui est, à ce moment, le leur, ils conservent bien souvent et malgré les démentis violents de la réalité quotidienne des illusions et des espérances qui continuent à bercer leur quotidien et à les faire rêver de lendemains qui chanteront, tout en sachant et en acceptant que vraisemblablement ils ne les connaissent pas personnellement. À les croire, ils acceptent de travailler et de souffrir pour les générations suivantes.

Ce qu’il y a de remarquable chez ces personnes, c’est qu’on a le sentiment qu’elles sont devenues dorénavant, par l’éducation, par l’endoctrinement ou peut-être par des prédispositions individuelles ou collectives (familiales, sociales ou culturelles), pratiquement incapables de comprendre en quoi leurs usages du langage et ensuite de la pensée se sont réduits par leur adhésion sans réserve tout autant que totale et inconsciente à une pensée toute faite, si on nous permet cette contradictio in terminis, restreint leur capacité de penser personnellement et, de ce fait, leur liberté individuelle puis, finalement, toute leur vie.

4. Le fonctionnement du langage humain

Il   est   temps   d’en   revenir   aux   conditions   de   fonctionnement de tout langage humain naturel, tel que celui que nous employons quotidiennement. La répartition des champs disciplinaires nous a probablement fait accroire à une forte autonomie de chacune des disciplines qui sont pourtant étroitement imbriquées dans la compréhension du fonctionnement de toute langue, du moins de toute langue humaine dans son fonctionnement « normal ». On reviendra plus loin sur ce dernier terme qui mérite quelques commentaires. En simplifiant, on peut concevoir que les sciences du langage se situent à un nœud d’intersections essentielles pour l’être humain dans ses diverses dimensions. En effet, le langage est ce qui relie chaque individu et également chaque collectivité. Cette double dimension donne lieu à des champs disciplinaires bien déterminés. Le langage se situe en effet entre tout ce qui est intérieur à chaque personne, c’est-à-dire toute la dimension psychique qui ressortit à la psychologie et éventuellement à la psychopathologie et à la psychiatrie. Mais, par son langage, chaque individu se situe habituellement en relation potentielle avec tous les individus de sa propre communauté humaine et, s’il connaît d’autres langues, avec toutes les communautés des locuteurs des langues qu’il connaît.

Par ses liens et ses contacts avec les autres individus de sa propre communauté et éventuellement également avec ceux d’autres communautés pratiquant d’autres langues que la sienne chaque être humain s’ouvre par ses usages langagiers à une dimension plurielle débouchant sur la sociologie et l’anthropologie, tandis que, par l’ethnologie, il est conduit à réfléchir et à intégrer des dimensions relatives tant à sa propre culture qu’à celles des peuples avec lesquels il est en relation. Dans le même temps, l’ensemble de ses expériences et de ses réflexions tant individuelles et intériorisées que collectives et extériorisées – même si ces dernières n’interviennent qu’avec une seule autre personne le langage sera l’instrument indispensable à une ouverture à l’altérité. Enfin tous les actes de communication se situent dans l’espace-temps et si les locuteurs y sont attentifs cela les conduira à intégrer également cette dimension temporelle dans la pratique langagière.

La mouvance du langage humain

1. La variation et le changement…

Une dimension essentielle que chaque locuteur sera amené à découvrir sera celle de la variation et du changement. En effet, l’usager d’une langue en situation découvre très rapidement, en fait dès ses premiers pas et même si très généralement il n’en a pas conscience, combien le langage est complexe. On a souvent l’impression de très bien comprendre et savoir ce que l’on communique. Sauf circonstances particulières, on ambitionne habituellement d’être compris pour ce qu’on a dit et pour ce que l’on veut dire, autant d’ailleurs que pour ce que l’on veut ne pas communiquer. Pourtant, aussi bien du côté de l’émetteur que du côté du récepteur, la réflexion nous conduit souvent à nous interroger sur ce que l’on a vraiment voulu dire. Cette réflexion nous amène éventuellement à nous rendre compte que ce que l’on a réellement dit ne correspond pas totalement à ce que l’on aurait voulu dire, soit parce que l’on a été imprécis, soit parce que nos propos ont été ambigus, soit encore pour bien d’autres raisons. Il en va de même, et souvent bien davantage encore, pour nos interlocuteurs.

Sans doute existe-t-il des situations dans lesquelles nous tenons absolument à éviter ces équivoques ou ces ambivalences, souvent inconscientes. Mais nous constatons que cela ne suffit pas à les éviter totalement. En fait, la pratique de notre langue, comme de n’importe laquelle d’ailleurs, nous révèle que notre communication, du moins dans certaines situations et avec certains locuteurs, ne parvient pas au degré de précision que nous aurions souhaitée ou que nous imaginions. Pourtant nous regrettons-là ce qui constitue inévitablement le plus souvent une des conditions de la réalité de la plupart des communications. C’est d’ailleurs dû à la relative latitude de nos messages, tant à l’émission qu’à leur réception et à leur interprétation, que la vie collective est moins difficile que l’on aurait pu le craindre. Nous allons maintenant examiner, en terminant, en quoi et pourquoi.

2. La négation et l’affirmation ont le même sens

Mais auparavant, il faudra nous pencher sur le fonctionnement courant des règles sociales et des règles morales dans les usages langagiers. En nous souvenant que le plus fréquemment ces règles font le raccourci dans les communications en évitant fréquemment, à des degrés divers selon les sociétés, les époques et les individus, la dimension individuelle du langage et autant aussi la dimension collective, les deux dimensions pourtant à séparer pour en comprendre le fonctionnement, mais ici totalement fusionnées. Nous verrons qu’alors le langage utilisé se réduit à des formes de langages telles que celles que nous avons décrites plus haut. Avant revenons quelques moments au tableau de Magritte, Ceci n’est pas une pipe.

Ce tableau exprime d’une manière négative ce que de très nombreuses affirmations expriment à l’inverse et dans le but précis de tenter de souder le groupe ou la communauté dans une même pensée exprimée par un même langage. On peut multiplier les exemples, mais, sans vouloir choquer quiconque, choisissons un exemple très connu dans le monde culturellement chrétien. Dans la liturgie de la messe, au moment de la consécration, le prêtre prononce, pour les croyants, des paroles décisives. Il dit, en effet, en prenant l’hostie et ensuite le calice, « Ceci est mon corps », puis « Ceci est mon sang ». Il y eut sur ce point et tout au long de l’histoire du christianisme des discussions mouvementées et de nombreuses controverses, sans évoquer les persécutions des contestataires.

On remarquera que ces formules sacramentelles  sont exprimées de manière affirmative et positive, au contraire de l’affirmation équivalente de Magritte. Cette dernière nous met en garde en affirmant, ce qui est pour chacun une évidence, mais qui fait réfléchir, que « Ceci n’est pas une pipe », car c’est simplement une « représentation » d’une pipe et non une réalité autre que verbale. Pourtant, aussi bien l’affirmation de la consécration que la négation de Magritte attirent notre attention sur le rapport du langage à la réalité et au fait, essentiel, que le langage n’est jamais la réalité, car ce serait proprement miraculeux, ce que la consécration affirme précisément. Cette question nous conduit au cœur d’une réflexion sur ce qu’est le langage humain dans sa complexité et dans ses rapports au monde dans lequel nous vivons.

3. Le support des règles sociales et des règles morales

On expérimente tous les jours, et dans d’innombrables circonstances, que Homo loquens qui est également Homo sapiens est encore et simultanément, en vertu notamment de ces deux adjectifs anoblis par l’usage du latin, aussi Homo socialis. Puisqu’il est sage, il réfléchit et il est également usager d’une langue et communique avec ses semblables avec lesquels il vit au sein d’une société humaine. Celle-ci fût-elle réduite, anciennement, à une de ces bandes de chasseurs-cueilleurs qui ont précédé l’avènement des sociétés sédentaires au néolithique, ces sociétés initiales ont abouti progressivement et finalement (?) depuis la protohistoire au règne des plus grands ensembles humains.

Les imprécisions du langage humain, évoquées plus haut, n’empêchent généralement pas la communication. Au contraire, elles permettent de feindre,  parfois  très  longtemps  et  pour  de nombreux  individus,  une « parfaite » entente et une « saine » compréhension. Pour autant que les difficultés de compréhension soient réellement perçues par les intervenants, ce qui est néanmoins bien moins fréquent qu’on pourrait l’imaginer, il faut en outre qu’elles soient vécues comme essentielles et massivement contraires aux réalités perceptibles par tous et de façon ostentatoire, sans pour autant que d’autres « explications » ne puissent être évoquées.

Dans toutes les sociétés humaines, depuis les bandes de chasseurs- cueilleurs jusqu’aux  très grands États contemporains, les rapports entre les individus ont toujours été réglés par des conventions dont certaines sont purement arbitraires, même si elles sont indispensables pour réguler une vie collective, tandis que d’autres protègent des manières de vivre individuellement et collectivement. Dans cette dernière catégorie vont s’inscrire la plupart des « règles morales », au sens habituel du terme. Elles permettent à chacun comme à tous, mais de façon sensiblement différentes selon les époques et les lieux, et aussi selon les sociétés humaines, de vivre d’une manière habituellement agréable et convenable au sein d’une société dans laquelle il est né et a été socialisé. On dit d’ailleurs dans ce cas de cette personne qu’elle est de « bonnes mœurs », ce qui facilite sans doute chez elle le maintien d’un « bon moral » et lui évite probablement toute velléité, ou nécessité, de remise en cause de son comportement et encore moins de ses valeurs… La « bonne conscience », surtout si elle est communément partagée, protège le groupe de toute remise en cause intempestive.

Informations complémentaires

Auteurs / Invités

Guy Jucquois

Thématiques

Cohésion sociale, Langue, langages et démocratie, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses

Année

2020

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