Ce que montre PISA 2003. Les inégalités sociales dans l’enseignement en Belgique
Description
Ce que le grand public connaît des enquêtes PISA se résume trop souvent à la comparaison des résultats moyens en mathématique ou en lecture pour différents pays ou régions. Ainsi chacun sait-il, en Belgique, que les résultats moyens obtenus par les élèves de la Communauté française se situent parmi les plus mauvais de l’OCDE, alors que les jeunes Flamands trottent en tête des classements. Pourtant, ces scores moyens constituent sans doute l’une des informations les moins fiables – en termes de comparabilité – de ce que nous offre PISA. Or, pour qui prend la peine de s’y plonger, les gigantesques bases de données PISA recèlent bien d’autres trésors d’informations. Nous inaugurons aujourd’hui la publication d’une série d’études basées sur des traitements statistiques et des analyses exclusifs de PISA 2003. Ce premier article porte sur la présentation de quelques chiffres inédits – et inquiétants – concernant l’inégalité sociale dans l’enseignement belge, mesurée grâce à l’indice économique, social et culturel (ESCS en anglais).
Parmi les études en chantier qui paraîtront sur notre site au fur et à mesure de leur achèvement, citons : la ségrégation entre écoles, les effets des « quasi-marchés » scolaires, le travail des élèves à domicile, immigration et réussite scolaire, comparaison de divers indicateurs à l’échelle européenne…
1. Quelques données sur l’enquête PISA
Pour réaliser l’enquête Pisa 2003, 276.166 élèves, âgés de quinze ans et originaires de quarante-huit pays (pour la plupart, des pays riches, membres de l’OCDE, mais également quelques pays du tiers-monde : Brésil, Mexique, Pérou…), ont rempli une demi-douzaine de questionnaires qui, après dépouillement, ont permis la détermination d’un peu plus de mille variables. Certaines ont trait aux compétences des élèves face à des problèmes de lecture, de mathématique ou de sciences. D’autres nous informent quant à l’origine sociale, l’environnement culturel, la nationalité, la langue, le passé scolaire, la perception de l’école, les méthodes de travail, etc. D’autre part, chacun des 10.274 établissements scolaires ayant participé à l’enquête a, lui aussi, dû remplir un questionnaire portant sur quelque cent quatre-vingts variables : nombre de professeurs, structure sociale de l’établissement, projet pédagogique, etc.
La façon dont PISA mesure les compétences des élèves en mathématique ou en lecture a parfois été contestée. Non sans raison. Cependant, le foisonnement d’indicateurs disponibles (redoublements, orientation, travail scolaire à domicile…) en fait malgré tout un instrument statistique inestimable et sans précédent.
En Belgique, 8.796 élèves appartenant à deux cent septante-sept établissements scolaires ont participé à l’enquête. Puisque tous avaient quinze ans en 2003, ils devaient théoriquement se trouver en quatrième année de l’enseignement secondaire. Mais, en raison d’échecs scolaires antérieurs, beaucoup n’avaient en réalité atteint que la troisième année, voire moins.
Le tableau 1, ci-dessous, nous fournit la répartition des élèves belges francophones de l’étude PISA 2003, par année d’étude et par type d’enseignement.
Tableau 1 – Répartition des élèves belges francophones à 15 ans, par année et par type d’enseignement (après pondération)
Type d’enseignement | 2e | 3e | 4e | Total |
Général | – | 25,8% | 63,1% | 46,0% |
Technique de transition | – | 10,8% | 8,8% | 9,0% |
Technique de qualification | – | 25,4% | 16,5% | 18,8% |
Professionnel | – | 32,4% | 11,2% | 18,2% |
Autres | 100,0% | 5,5% | 0,4% | 8,0% |
Total | 100,0% | 100,0% | 100,0% | 100,0% |
Répartition par année | 5,2% | 36,6% | 56,5% | 100,0% |
Les catégories « général », « technique » et « professionnel » ne concernent ici que le deuxième degré secondaire. Tous les élèves du premier degré (qui ont donc doublé au moins deux fois) figurent dans la catégorie « autres », de même que les élèves qui ne fréquentent pas l’enseignement ordinaire.
On observera en particulier que seuls cinquante-six pour cent des élèves de quinze ans sont « à l’heure », signe des taux de redoublement extrêmement élevés dans notre communauté. Un élève sur vingt a plus d’un an de retard scolaire.
En Communauté flamande, ces taux sont considérablement plus faibles. On y compte septante-deux pour cent d’élèves n’ayant pas redoublé à l’âge de quinze ans et seulement 2,6 pour cent d’élèves ayant plus d’un an de retard.
On notera également que la majorité des redoublants francophones sont orientés vers l’une des filières de qualification. Seuls 25,8 pour cent d’entre eux se trouvent encore scolarisés dans l’enseignement général et trente-six pour cent dans l’enseignement de transition (qui regroupe l’enseignement général et le technique de transition). Ces chiffres illustrent une réalité bien connue : la sélection par l’échec. Nous verrons cependant que ce mécanisme est très différent selon l’origine sociale.
Signalons encore que si les redoublants sont moins nombreux en Flandre qu’en Communauté française, le redoublement s’y traduit par contre plus systématiquement par une réorientation : seuls seize pour cent des redoublants flamands sont encore dans l’enseignement général à quinze ans.
2. Une ségrégation sociale implacable
PISA 2003 fournit différents moyens d’apprécier l’origine sociale des élèves : profession et niveau d’études des parents, divers indices de richesse matérielle (liés au logement par exemple) ou de capital culturel (possession de livres, abonnements à des journaux, etc.). Sur cette base, les chercheurs chargés de piloter l’étude PISA ont établi un indice de « statut social, économique et culturel » (ESCS dans l’abréviation anglaise). Cet indice permet de situer les élèves sur une échelle numérique reflétant, de façon synthétique, leur appartenance sociale. Elle permet notamment de les classer par déciles ou par quartiles.
La première façon de mesurer le caractère ségrégationniste de notre enseignement est de se demander comment les élèves de différentes origines sociales se positionnent dans le tableau des années scolaires et des orientations fourni plus haut. Les redoublements et les orientations hiérarchisantes sont-ils socialement neutres ou bien sont-ils déterminés par l’origine sociale ?
Le graphique 1 fournit une première partie de la réponse. Il représente, pour chaque décile ESCS, le pourcentage d’enfants accusant un retard scolaire d’un ou de deux ans. On y constate combien le retard scolaire est fortement lié à l’origine sociale de l’élève. Parmi les élèves du premier décile (le dixième le plus « pauvre », à gauche sur le graphique), soixante-cinq pour cent sont en retard scolaire à l’âge de quinze ans, contre dix-huit pour cent « seulement » des élèves du dixième décile (le plus « riche », à droite du graphique).
Graphique 1
De la même façon, le deuxième graphique (où, pour plus de lisibilité, les deux filières techniques ont été regroupées) montre que l’orientation est, elle aussi, étroitement liée à l’origine socio-économique des élèves.
Graphique 2
Alors que parmi les élèves du dernier décile (à droite), quatre-vingt-trois pour cent sont encore dans l’enseignement général à quinze ans, ce pourcentage tombe à onze pour cent seulement dans le premier décile (à gauche). Au vu de ce graphique, on peut légitimement parler d’un « enseignement de classe », en ce sens que les couches extrêmes de la hiérarchie sociale se retrouvent de façon quasi-exclusive dans l’une ou l’autre des filières d’enseignement. Les enfants des milieux « très riches » fréquentent presque tous l’enseignement de transition ; les enfants de milieux « très pauvres » se trouvent pour ainsi dire exclusivement dans les filières de qualification.
Il importe de noter que le même retard scolaire s’impose concernant la Communauté flamande. Certes, les chiffres moyens de redoublement y sont moins élevés qu’en Communauté française. Mais on y observe néanmoins le même déterminisme social : cinquante pour cent de redoublants parmi les élèves issus du premier décile, contre dix pour cent au dernier décile. Quant à l’orientation vers l’enseignement général, technique ou professionnel, elle est, en Flandre, encore plus étroitement liée à l’origine sociale qu’en Communauté française : dix pour cent des élèves du premier décile fréquentent l’enseignement général à quinze ans, contre quatre-vingt-huit pour cent des élèves du dixième décile.
3. Résultats en mathématique et en lecture
Les études Pisa restent néanmoins surtout connues pour leurs batteries de questions en lecture, en mathématique et en sciences. Ces volumineux questionnaires sont censés tester les compétences des élèves dans ces trois domaines afin de les synthétiser en trois notes globales. Une « note PISA » est typiquement un nombre dont la valeur est comprise entre quatre cents et six cents points, mais on peut parfois monter au-delà de sept cents points ou descendre en-dessous de trois cents. En effet, les calculs de ces notes ont été « normalisés » de façon à obtenir, d’une part, une moyenne de cinq cents points (pour l’ensemble des élèves de l’étude) et, d’autre part, un écart-type de cent points. Cela signifie qu’à peu près soixante-huit pour cent des élèves étudiés se situent entre quatre cents et six cents points et que nonante-cinq pour cent se situent entre trois cents et sept cents points (et ce pour chacune des trois caractéristiques étudiées : math, lecture, sciences).
En Communauté française, la note moyenne en mathématique se situe à 497 points, soit très légèrement en dessous du niveau moyen OCDE. Mais à y regarder de plus près (graphique 3), cette moyenne est extrêmement changeante selon l’origine sociale des élèves. Elle varie en effet de 403 points au premier décile Escs jusqu’à 585 points au dernier décile, soit un écart de plus de cent quatre-vingts points !
Graphique 3
Une autre façon d’observer cette inégalité de résultats consiste à répartir les élèves en différentes catégories, selon leurs points en mathématique. Dans le graphique 4, les parties les plus sombres correspondent aux meilleurs scores en mathématique. On ne peut manquer d’être frappé par le caractère socialement déterminé de la répartition obtenue.
Graphique 4
Ainsi, près de la moitié des élèves du premier décile (les dix pour cent les plus pauvres) se situent en dessous de quatre cents points, alors qu’une moitié des élèves du dernier décile (le plus riche) arrive au-dessus de six cents points.
Une dernière façon de visualiser ces différences est de représenter, sur un graphique, la fourchette dans laquelle se situe la majorité des élèves de chaque groupe. Chaque barre verticale du graphique 5 correspond à l’intervalle compris entre la valeur moyenne (pour le décile considéré) moins l’écart-type et cette valeur moyenne plus l’écart-type (du décile considéré). On remarque que les barres correspondant aux deux déciles extrêmes ne se chevauchent pas. En d’autres mots, si vous prenez un enfant du premier décile et un enfant du dernier décile, il est pratiquement certain que le premier aura de moins bons points en math que le deuxième.
Graphique 5
Des résultats tout à fait similaires ont été obtenus pour les élèves de la Communauté flamande, comme en témoigne le graphique 6, où nous représentons, pour les deux communautés, l’écart entre le niveau moyen de chaque décile et le niveau moyen communautaire.
Graphique 6
Le tableau 2 nous fournit cette fois la répartition des points en lecture, non plus par déciles, mais par quartiles socio-économiques. Le premier quartile correspond aux vingt-cinq pour cent les plus « pauvres », le dernier quartile aux vingt-cinq pour cent les plus « riches ». Les élèves ont été subdivisés verticalement selon les six niveaux de compétence en lecture définis dans Pisa.
Tableau 2 – Niveaux en lecture, par quartile ESCS (comm. franç).
Quartile 1 | Quartile 2 | Quartile 3 | Quartile 4 | |
Niveau 5 | 1,7% | 5,1% | 8,0% | 19,5% |
Niveau 4 | 7,5% | 15,7% | 23,8% | 34,4% |
Niveau 3 | 18,3% | 27,0% | 33,5% | 27,6% |
Niveau 2 | 24,6% | 26,2% | 22,5% | 13,4% |
Niveau 1 | 22,0% | 13,9% | 9,3% | 3,3% |
Niveau 0 | 25,9% | 12,1% | 2,9% | 1,8% |
TOTAL | 100,0% | 100,0% | 100,0% | 100,0% |
Voici comment les concepteurs de PISA définissent ces six niveaux :
- Niveau de compétence 5 (plus de 625 points)
Capable d’évaluer l’information et d’élaborer des hypothèses, en faisant appel à des connaissances spécialisées, en développant des concepts contraires aux attentes.
- Niveau de compétence 4 (de 553 à 625 points)
Capable de réussir des tâches de lecture complexes comme retrouver des informations enchevêtrées, interpréter le sens à partir de nuances de la langue et évaluer de manière critique un texte.
- Niveau de compétence 3 (de 481 à 552 points)
Capable de réussir des tâches de lecture de complexité modérée, telles que repérer plusieurs éléments d’information et les relier avec des connaissances familières et quotidiennes.
- Niveau de compétence 2 (de 408 à 480 points)
Capable d’effectuer des tâches de base en lecture telles que retrouver des informations linéaires et en dégager le sens en se référant à des connaissances extratextuelles.
- Niveau de compétence 1 (de 335 à 407 points)
Capable de reconnaître les thèmes principaux d’un texte portant sur un sujet familier et de faire des connexions simples.
- Niveau de compétence inférieur à 1 (moins de 335 points)
Capable de lire, sans avoir acquis les habiletés nécessaires pour utiliser la lecture pour apprendre.
Le tableau 2 signifie donc que, dans le premier quartile (les vingt-cinq pour cent les plus pauvres), plus de septante pour cent des élèves ne sont pas capables de « réussir des tâches de lecture de complexité modérée » ; ils ne sont pas capables de « repérer plusieurs informations dans un texte ». Au contraire, dans le quatrième quartile, celui des vingt-cinq pour cent les plus riches, huit élèves sur dix sont capables d’effectuer ces tâches. En Flandre, ces pourcentages sont respectivement de quarante-neuf pour cent et nonante-trois pour cent.
4. Comparaison internationale
Les tableaux et graphiques ci-dessus nous offrent des vues détaillées sur la façon dont l’origine sociale influence les résultats scolaires. Cependant, si l’on souhaite comparer entre eux différents pays, il est bon de pouvoir disposer d’un indice numérique synthétique capable d’exprimer l’ampleur des phénomènes de discrimination sociale dans les différents systèmes éducatifs. Un tel indice est fourni par le calcul de « rapports de chances ».
De quoi s’agit-il ? Considérons deux élèves, appartenant à deux catégories sociales différentes. Calculons la probabilité que le plus riche obtienne de meilleurs scores aux tests PISA que le second et divisons cette probabilité par la probabilité inverse. Si ce rapport vaut 1, cela signifie que les deux probabilités sont identiques et que l’enseignement est donc parfaitement égalitaire (statistiquement). Si le rapport est supérieur à 1, alors les élèves des classes les plus riches sont avantagés en termes de perspectives de résultats. Si le rapport est inférieur à 1, alors ce sont les « pauvres » qui sont avantagés… mais cela ne se produit jamais.
Par exemple, en Communauté française, la probabilité qu’un élève du 4e quartile fasse un meilleur score en math qu’un élève du 1er quartile est de 0,85 (8,5 chances sur dix). La probabilité inverse est de 0,15 et le rapport de chances vaut donc 0,85/0,15 = 5,7.
Mais plutôt que de considérer deux catégories sociales figées, on peut également calculer le rapport de chance moyen, pour deux élèves quelconques. Nous l’avons fait (toujours sur base des résultats en math) pour l’ensemble des pays de l’ex-Europe des quinze et voici ce que cela donne (graphique 7).
Graphique 7
Ainsi, à en croire cet indice synthétique de l’inégalité scolaire, la Belgique confirme sa place de champion mondial de la discrimination sociale à l’école, aux côtés de l’Allemagne. Les troisième à cinquième positions du Royaume Uni, de la France et des Pays-Bas ne sont pas glorieuses pour autant. En revanche, on constate que les pays scandinaves d’une part, et méditerranéens d’autre part, affichent comme d’habitude des chiffres de discrimination sociale sensiblement plus faibles.
Le but du présent article n’est pas d’entrer dans une analyse des causes de ces différences entre pays ni des mécanismes de la sélection sociale. Nous voulions seulement montrer comment l’indice ESCS permet de chiffrer ce phénomène et combien les résultats de ces calculs confirment ce que l’APED clame et dénonce depuis des années : les systèmes éducatifs belges, qu’ils soient francophones ou néerlandophones, sont particulièrement générateurs de reproduction sociale. Aussi, le combat pour une démocratisation de l’enseignement reste-t-il encore très largement à mener.
Informations complémentaires
Année | 2006 |
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Auteurs / Invités | Nico Hirtt |
Thématiques | ECDE, Échec scolaire, École / Enseignement, PISA, Questions sociales |
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