Carcans

Jean CORNIL

 

UGS : 2019028 Catégorie : Étiquette :

Description

« Seule la vérité est révolutionnaire. » Lénine

« Pour détourner un avion, il faut d’abord monter dedans. » Frédéric Beigbeder

C’est entendu, on ne transige pas avec les droits de l’homme. Pas la moindre petite entorse à la Déclaration universelle. Plus rien ne peut justifier leur violation. Époustouflante avancée de la modernité. Les dictateurs peuvent trembler. La Cour pénale internationale veille. Après les Arméniens et la Shoah, le Rwanda ne devait pas plonger dans l’horreur, ni Kaboul aux mains des talibans, ni les Kurdes gazés par Saddam Hussein, ni la Bosnie sous la botte serbe.

La molle appartenance citoyenne doit primer sur toutes ces attaches du passé, communautaires, nationales, ethniques ou religieuses. Dans l’espace public, seul le citoyen existe. Qu’il prie, par ailleurs, en paix dans son espace d’intimité ne regarde personne. Plus de grandes valeurs transcendantes qui permettent les pires exactions au nom d’un principe supérieur. Le monde de demain appartient aux citoyens des droits humains. Exit les coups d’État, les juntes, les dictateurs et les mollahs. Et pourtant.

Dictatures

Et pourtant une autre forme de dictature conquiert peu à peu l’ensemble de la planète. Une dictature invisible ou à peine perceptible. Celle des marchés financiers, de l’accumulation du capital, de l’hégémonie de la culture anglo-saxonne. Puissants médias qui nous présentent cette marchandisation de la vie, non seulement comme le seul monde possible, mais comme la condition du bonheur humain. Le profit, l’avoir, la monnaie comme le salut de l’homme. Le sens même de l’existence par l’accumulation sans fin de biens. L’homme consommateur d’informations après l’homme chasseur, l’homme contemplateur et l’homme producteur. Dis-moi ce que tu as, je te dirai qui tu es.

La World Company gagne chaque jour du terrain sous nos yeux hagards ou éblouis. Une société de l’information globale. Fascination de la technologie du numérique à laquelle nul ne peut échapper à terme. À terme, car les sous-mondes du Sud cherchent encore de l’eau, de l’herbe, ou un préservatif simplement pour survivre. Ambition absolue de ces nouveaux titans : maîtriser tous les réseaux de communication ; maîtriser nos vies ; maîtriser nos esprits. Libérés des pesanteurs du mythe, de la foi, voire de la révolution, nous voilà replongés dans des carcans et un principe unificateur du monde.

L’histoire nous apprend-elle quelque chose ? Partout les nouveaux dogmes se diffusent, s’impriment, s’imposent sans un regard pour ceux qui restent au bord du chemin. Équilibre des comptes publics, inflation réduite au minimum, libéralisation du commerce des biens et des services. Plus d’entraves à la libre circulation des choses. Halte au protectionnisme. Le monde, Mc World, comme un gigantesque marché sans fin. L’homme comme une oie gavée de divertissements fugaces, d’informations ponctuelles, de signes superficiels. Triomphe définitif du capitalisme, de l’économie de marché, de la société du loft, de la Bourse et du Cac 40. Victoire des biens sur les hommes. Juxtaposition d’une infinité de consommateurs venus et à venir. Coup de main invisible de la providence sur la terre. Société de marché.

Retour d’abord à la théorie. Être humain rationnel. Le postulat de départ : un ensemble d’agents, producteurs et consommateurs, réagissent de manière rationnelle à des informations, assurent la régulation de leurs échanges. En équilibre. La monnaie fournit l’information nécessaire à l’échange. Si crise il y a, c’est une panne du système, provisoirement en déséquilibre. Si aucun phénomène ne vient perturber l’échange, la régulation se réalise automatiquement ou bien un agent hétéro-régulateur, l’État, doit rétablir l’équilibre. Siècle des Lumières qui rêve d’un équilibre social naturel. Mécanique, musique, médecine, astronomie ou politique : l’horloge en est le symbole. Les hommes sont alors considérés par nature libres, égaux, rationnels et indépendants. Liberté, égalité, propriété. Le triptyque conceptuel du libéralisme est fondé. John Locke a posé la première pierre de l’édifice, qui perdure plus que jamais. Loin de l’État omnipotent de Hobbes qui, partant d’une nature humaine foncièrement mauvaise et animale, aspire à un Léviathan, seul capable de freiner les appétits de gloire, de rivalités et de méfiances.

L’État libéral est d’abord un garant. Il préserve les intérêts personnels et garantit la liberté, mais la liberté dont il s’agit, c’est la liberté du propriétaire. Glissement de la liberté au libéralisme. Glissement de sens qui fonde une doctrine. Le marchand comme catégorie sociale. Nouvelle éthique, nouveaux vecteurs de civilisation : le profit, l’échange, l’argent. Le commerce devient vertu et la monnaie, religion profane. Ordre nouveau de la bourgeoisie. L’État se borne à garantir la liberté et à assurer la puissance de la propriété. Surtout qu’il n’intervienne pas dans les relations de la société. Benjamin Constant : « C’est la propriété qui fonde la capacité politique : la propriété seule fournit le loisir indispensable à la rectitude du jugement ». Thiers : « C’est par la propriété que Dieu a civilisé le monde et mène l’homme de la barbarie à la civilisation ». Ainsi, aujourd’hui, les nouveaux barbares viendraient de l’Orient…

La nature de l’homme, c’est donc d’être un propriétaire. Le rôle de l’État libéral est de préserver l’homme, donc la propriété. L’État défensif et négatif intervient pour freiner ou empêcher, non pour instaurer, instituer ou former. Mais, sous les revendications des mouvements ouvriers, l’État se fait de plus en plus interventionniste, au point de rompre l’équilibre de départ. Pour les libéraux, deux États coexistent. Celui de droit, gardien de la démocratie et garant des libertés fondamentales et l’autre, interventionniste et destructeur de ces libertés. Réduisons ou supprimons le second pour ne conserver que le premier. Mais quelles sont alors les limites de l’État minimal ? Toute intervention de sa part est nuisible, sauf s’il se cantonne à maintenir l’ordre du marché comme autorégulation de la sphère économique. Le libéralisme qui fait de la critique de l’État le centre de son discours, est-il capable d’en penser les limites ? Ces débats que je décris ne sont pas que ceux, actuels, de la Commission européenne ou de l’Organisation mondiale du Commerce. Ils traversent les controverses des théoriciens du XVIIIe siècle. On ne se débarrasse pas si facilement de ces débats cardinaux.

Enfin un ennemi du socialisme

Enfin un ennemi juré du socialisme, Friedrich von Hayek : « Peu de gens se rendent compte que le fascisme et le nazisme ne sont pas le contraire du socialisme, mais sa suite logique ». Grand rival de Keynes dans les années 1930, inspirateur de Reagan et de Thatcher, Hayek est aujourd’hui la principale source d’inspiration du néolibéralisme. Selon lui, il n’existe que deux formes d’organisation sociale. Le Taxis qui est construit consciemment par les hommes pour réaliser un projet et le Cosmos qui est une organisation spontanée, où chacun peut, vivre de manière libre et créative, et ce, au prix d’inégalités. La social-démocratie, le parlementarisme ou le nazisme sont des Taxis, ils créent la crise. Seul le libre-échange peut permettre le Cosmos.

Le Cosmos est le seul système naturel, car « aucun cerveau humain ne peut embrasser l’ensemble des informations nécessaires à une décision collective rationnelle (…). La croyance que les hommes peuvent organiser consciemment leur destin est fausse (…) et aucun philosophe, aucun politique ne peut éclairer ses semblables dans leurs choix, sinon en brandissant l’illusoire flambeau des idéologies ». Les décisions doivent donc être prises à la base, sur le terrain et non au sommet, car toute intervention perturbe la circulation de l’information et engendre la crise. L’individualisme, qui produit le libre-échange est souhaitable, parce qu’il est le plus efficace. Tout projet, toute construction, a fortiori toute révolution, sont frappés d’irrationalité sociale.

Au fond, Hayek conçoit l’avènement de la démocratie et de l’économie de marché comme le fruit d’une sorte de sélection darwinienne par la société des meilleures institutions susceptibles d’assurer l’information et la liberté. Mais, si les institutions naissent par une sélection de l’histoire, pourquoi l’État providence est-il devenu la tradition, du moins en Europe ? Ou l’on renonce à la théorie de la sélection par le marché ou l’on reconnaît la validité de ce processus, mais alors l’abolition de l’État devient pure idéologie. La loi du marché postule que l’ordre social qui résulte de la libre concurrence sera toujours supérieur à celui engendré par une intervention de l’État : affirmation jamais démontrée ou réfutée. Immunisée contre toute objection, la théorie a gagné en sécurité ce qu’elle a perdu en scientificité.

Résultat du processus historique, la rationalité du libre-échange ne reconnaît la liberté qu’en qualité de règle efficace, elle aussi sélectionnée par le marché. La liberté n’est pas une valeur en soi, comme l’éthique ou le politique, elle se dissout dans l’économique. Le primat de la morale sociale et de la raison démocratique s’efface au profit d’une technique économique désincarnée. Négation du social. Suppression de l’État providence. Moins d’État, mieux d’État. Baisses des charges fiscales et sociales. Déréglementations et dérégulations. État minimal qui redistribue juste de la sécurité.

Nouveaux libertaires professant une forme d’anarchocapitalisme poussé dans ses derniers retranchements. Suppression totale de l’État qui engendrera la suppression de la justice, de la police, de l’armée, donc des conflits internationaux et des guerres. Détaxation complète de tous les revenus et libéralisation absolue de la parole, de la presse, de toutes les formes d’échange. Libertariens qui tentent de penser l’après État providence, loin des néoconservateurs interventionnistes, autoritaires et moraux, mais, là aussi, il s’agit d’une vision unique et mutilée : l’homme comme un tout solitaire et parfait, dénué de tout contexte. La société comme une mécanique purement instrumentale, réduite à de simples interactions entre les hommes. Indifférence généralisée. La négation de la question sociale, de l’espace politique et de l’éthique, dissous dans une nature intangible et une raison instrumentalisée.

Axiome à vertu universelle d’hommes monadiques, nus, seuls, libres et égoïstes, vivants dans l’état de nature conduit par le marché. Vision quasi métaphysique de l’homme et de la société. La nature humaine réduite à une pure abstraction individuelle. Esprit du XVIIIe siècle. Équilibres éternels et circulaires. Carcans qui obscurcissent la pensée et inspirent des politiques iniques et dangereuses.

Quand on refuse de transformer le modèle, on s’efforce d’y plier, voire d’y casser la réalité. La logique d’une idée produit le dogme dans la réflexion et le drame dans la politique. Bref, notre salut passe par la Bourse.

Féerie incroyable. Achetez des actions, plutôt que de faire grève. Prestidigitateurs à la Soros qui sombrent dans des ouragans financiers et foncent dans le mur… L’autre mur de la honte : Berlin, puis Wall Street.

Informations complémentaires

Auteurs / Invités

Jean Cornil

Thématiques

Capitalisme, Économie, Médias, Philosophie

Année

2019