Description
L’architecture néoclassique est omniprésente à Bruxelles ; elle marque de son empreinte l’ensemble du tissu urbain. Quiconque parcourt la ville, la côtoie en permanence : en empruntant la rue de Laeken, la rue Royale, la rue du Midi ou les boulevards de la « petite ceinture », en se promenant au parc de Bruxelles, en traversant la place des Martyrs, en visitant le Musée du XVIIIe siècle dans le palais de Charles de Lorraine ou l’Institut Pacheco situé dans le Grand Hospice, en passant par la place Royale, en assistant à un spectacle au Théâtre royal de la Monnaie ou au Jardin Botanique, mais aussi en se rendant au siège de la plupart des institutions dépendant des autorités fédérales, régionales et communautaires. Patrimoine architectural remarquable, ces édifices, ces rues, ces places et ces quartiers néoclassiques témoignent d’une mutation profonde de la ville au tournant des XVIIIe et XIXe siècles.
Bien que très présent dans l’espace bruxellois, le patrimoine architectural néoclassique y reste plutôt méconnu du grand public, l’architecture bruxelloise étant plus spontanément associée au baroque ou à l’Art Nouveau. Cependant, depuis une trentaine d’années, diverses publications sont consacrées à des ensembles et à des bâtiments ou des ensembles néoclassiques particuliers.
La présente réflexion offre une synthèse sur l’histoire de ce patrimoine architectural néoclassique bruxellois.
Vous avez dit néoclassique ? Ce qualificatif peut paraître obscur, voire peu adéquat. Il reste assez mal connu du grand public et ne fait pas l’unanimité parmi les spécialistes. À l’heure actuelle, il n’existe cependant aucun autre terme pertinent pour caractériser le patrimoine architectural qui se développe en Europe, et sur d’autres continents, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Or, celui-ci présente, au-delà des débats théoriques sur la terminologie, une réelle cohérence culturelle. J’utiliserai donc l’appellation « néoclassique » qui, bien qu’imparfaite, a le mérite de réunir sous un même objet d’étude un ensemble de témoins architecturaux présentant de multiples similitudes. Le terme « néoclassique », comme sa forme nominale « néoclassicisme », a été inventé il y a environ un siècle par des historiens de l’art pour caractériser ce que les hommes et les femmes de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle considéraient être alors de l’art moderne. Comme pour la plupart des courants artistiques, l’invention du terme est postérieure à l’époque où le style s’est développé. Sans entrer dans les débats esthétiques, précisons que, littéralement, le néoclassicisme est un nouveau classicisme, c’est-à-dire un style qui se caractérise par une forme renouvelée de l’héritage de l’Antiquité classique. En effet, ces œuvres sont généralement influencées par l’Antiquité gréco-romaine dont le patrimoine est de mieux en mieux connu à partir du milieu du XVIIIe siècle, principalement grâce aux nouvelles fouilles archéologiques en Italie et aux voyages de plus en plus fréquents en Grèce. Dans cette démarche d’inspiration, voire d’imitation d’un style ancien, le néoclassicisme inaugure les styles dits historiques qui se développeront au cours du XIXe siècle : néo-baroque, néo-gothique, néo-renaissance, néo-roman, etc. Outre l’influence antique, le néoclassicisme se caractérise par une grande épuration. En réaction à la richesse ornementale du baroque et du rococo, nombre d’artistes néoclassiques optent pour un dépouillement ornemental, parfois extrême, dans leurs réalisations. Inspiration classique et épuration formelle caractérisent, à des degrés divers, les réalisations néoclassiques.
Vous avez dit « promenades » ? La promenade est sans doute le meilleur mode d’appréhension de l’architecture. Elle permet d’apprécier les œuvres sous différents points de vue et dans leur relation à l’environnement, ce que ne rendent qu’imparfaitement la description et la reproduction. Ce mode d’appréhension est particulièrement justifié dans le cas de l’analyse de l’architecture néoclassique. En effet, les façades forment fréquemment de vastes ensembles architecturaux dans lesquels l’espace public joue un rôle majeur. En outre, les ensembles architecturaux de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle sont les premiers à être conçus pour la promenade. C’est sous cette période qu’apparaît la figure du « promeneur urbain » pour qui sont aménagés les premiers trottoirs et les premiers espaces piétonniers. Le développement de la promenade est contemporain de celui de l’architecture néoclassique.
On peut observe le Bruxelles néoclassique en sept promenades permettant de découvrir chronologiquement le patrimoine néoclassique de la place des Martyrs à la rue du Midi, en passant par le quartier Royal, la place du Nouveau Marché aux Grains, le Tracé royal, les quartiers de la Monnaie et du Grand Hospice ainsi que les boulevards extérieurs.
L’architecture néoclassique est en effet l’expression architecturale d’une période de profonde mutation de l’espace urbain, ce dont les contemporains sont bien conscients. Ainsi, les auteurs de La Belgique monumentale, historique et pittoresque (1844), lorsqu’ils analysent l’architecture de Bruxelles durant les cinquante dernières années (c’est-à-dire la première moitié du XIXe siècle), utilisent les termes de « rapide transformation », de « métamorphose ». Bien que leur publication soit surtout consacrée à l’architecture, ils soulignent qu’au-delà de la transformation du bâti, on assiste à « un mouvement de la société elle-même » : « cette rapide transformation d’une cité […] ne saurait guère être bornée aux œuvres d’architecture et de maçonnerie. La vie entière de la population se ressent de la métamorphose de la ville, et un effort aussi remarquable suppose un mouvement de la société elle-même. […] Bruxelles n’est plus une cité brabançonne ; c’est une capitale européenne, et ses vieux habitants ne la reconnaîtraient plus si leur tombeau pouvait s’ouvrir après un demi-siècle ».
L’un des plus intéressants et des plus émouvants témoignages de la perception de cette métamorphose de Bruxelles est l’œuvre graphique de Paul Vitzthumb (1751-1838). Ce dessinateur amateur immortalise, tout au long de sa vie, les innombrables destructions, constructions et reconstructions de sa ville. Il a en effet connu la plupart des grands chantiers néoclassiques bruxellois. Il a successivement vu la construction de la place Saint-Michel (actuelle place des Martyrs), de la place Royale, du parc de Bruxelles et de la place du Nouveau Marché aux Grains, sous la période autrichienne. Sous la période française, il a assisté aux travaux de construction d’une vaste prison moderne près du Sablon et à la création de nombreux lotissements par des particuliers, sur les terrains des couvents supprimés. Sous la période hollandaise, il a vu l’édification du quartier de la Monnaie et celui du Grand Hospice, le percement de la rue de la Régence, la prolongation de la rue Royale, la construction de plusieurs palais (palais royal, palais d’Orange, palais de l’Industrie, palais de Justice), l’arrivée du chemin de fer, la destruction des remparts et leur remplacement par huit kilomètres de boulevards le long desquels furent notamment édifiés un Jardin botanique, le premier Observatoire, la place d’Orange (actuelle place des Barricades), les pavillons d’octroi, les places d’Anvers et de Ninove, ainsi que des centaines de maisons. Peut-être a-t-il appris, peu avant de décéder, que l’on projetait de réaliser de nouveaux quartiers tels les futurs quartiers Rouppe, Rogier, Léopold et Louise. Quel contraste entre la ville de son enfance et celle qu’il connaît à la fin de sa vie !
L’analyse de la perception des transformations de l’espace urbain sera bien sûr traitée dans toute étude sur Bruxelles néoclassique. Quant au cadre géographique et chronologique de l’analyse, le plus pertinent est d’envisager la ville dans ses limites intra-muros entre 1775 et 1840. L’année 1775 marque le début des travaux sur les chantiers des deux premiers ensembles néoclassiques bruxellois : la place Saint-Michel (place des Martyrs) et le quartier Royal (place Royale et parc de Bruxelles). Quant à l’année 1840, elle correspond à la fin des travaux d’aménagement des boulevards extérieurs et à l’inauguration de la place Rouppe. Des édifices seront encore influencés par le néoclassicisme après cette date, mais de façon moins systématique, suite à l’émergence d’autres styles historiques tels que le néo-gothique et le néo-renaissant. Outre la fin du « monopole néoclassique » à Bruxelles, la décennie 1840 se distingue également par l’urbanisation croissante des faubourgs. Jusqu’à cette date, les grands chantiers se situaient presque tous dans ou aux limites de la seconde enceinte de Bruxelles (actuelle « petite ceinture »), c’est-à-dire dans ce qu’on a coutume d’appeler aujourd’hui le « pentagone ». À partir de la décennie 1840, les communes de la première couronne connaissent une intense activité immobilière. C’est particulièrement le cas à Laeken, à Schaerbeek, à Saint-Josse-Ten-Noode et à Ixelles. Après 1840, le contexte stylistique et le cadre géographique diffèrent donc fortement.
Entre 1775 et 1840, plusieurs milliers de maisons privées et une quinzaine d’édifices publics sont construits à Bruxelles. Leur architecture rompt radicalement avec ce que l’on pouvait voir jusqu’alors dans cette ville. La façade-pignon, individualisée par une décoration et un traitement chromatique particuliers, fait place à la façade-corniche qui s’insère dans un ensemble plus vaste allant de l’enfilade de quelques habitations homogènes à la place ou à la rue ordonnancée selon une composition symétrique, le tout recouvert d’une couleur claire uniforme. Quant aux édifices publics, ils innovent tant par leur typologie que par une monumentalisation nouvelle due à l’isolement du bâtiment, à leurs dimensions inhabituelles, à la présence d’un portique à l’antique ou à la mise en scène de leur environnement urbain.
La construction de ces maisons et de ces édifices s’intègre dans une politique d’embellissement inédite qui, outre le volet architectural, comporte la modernisation du réseau viaire, le placement d’un nouveau mobilier urbain, la réalisation des premières zones piétonnes, l’amélioration de l’éclairage public, l’aménagement d’espaces verts, l’indication systématique des odonymes et la réglementation de l’espace public. Ainsi, façades néoclassiques, larges artères rectilignes, vastes places régulières, statues, toilettes publiques, trottoirs, réverbères au gaz, arbres, plaques de rues et règlements de police sont étroitement liés.
Cette politique d’embellissement, qui aboutit à la reconstruction d’environ un tiers de la ville, a pu être effectuée grâce aux opportunités foncières que constituent la nationalisation des biens conventuels et le démantèlement des remparts extérieurs, ainsi qu’à la mise en place, par les pouvoirs publics, de nouveaux outils : l’opération de lotissement qui procure les moyens de financer l’aménagement de la voirie et la construction d’édifices publics ; la planification urbaine qui élargit l’échelle de la conception et de l’organisation de l’espace ; les servitudes architecturales qui permettent de créer des ensembles architecturaux ordonnancés ; ainsi que les permis de bâtir qui imposent la généralisation des trottoirs, la limitation des saillies, le blanchiment des façades et le recours éventuel au pan-coupé.
Les pouvoirs publics tentent ainsi de faire face aux nombreux défis urbains de l’époque. Ils doivent en effet accroître l’offre de logement pour répondre à la croissance démographique, développer la mobilité pour faire face à l’augmentation du trafic hippomobile et à l’arrivée du chemin de fer, améliorer la salubrité pour limiter les effets de l’industrialisation et de la densification urbaine, et doter la ville des équipements collectifs rendus indispensables suite à la réorganisation pénale et judiciaire, à l’évolution de la représentation politique, à l’avènement des loisirs, au développement scientifique et à la sécularisation des missions de bienfaisance et d’aide aux malades.
La transformation de la ville inaugure également de nouvelles pratiques et expériences visuelles pour les citadins : jouir d’une longue perspective monumentale, être environné d’un cadre architectural uniforme, découvrir des compositions urbaines symétriques et des correspondances formelles entre des édifices publics et les façades environnantes, reconnaître l’importance d’une institution grâce à son isolement et à la présence d’un portique surmonté d’un fronton, se repérer en lisant les plaques de rues et en consultant un plan de ville, bénéficier du recul nécessaire pour observer l’entièreté d’une façade monumentale, examiner une vue panoramique ou aérienne pour apprécier un ensemble architectural, faire le tour d’un édifice ou d’un îlot régulier ; mais aussi se promener dans un parc public piétonnier, s’adonner au lèche-vitrine, contourner la ville en empruntant les boulevards ou la traverser rapidement pour rejoindre une gare, emprunter les transports en commun, marcher sur un trottoir, traverser un passage couvert, utiliser des toilettes publiques, ou prolonger ses activités urbaines en soirée grâce à l’éclairage au gaz.
En conclusion, l’architecture néoclassique s’inscrit, à Bruxelles, dans une vaste politique d’embellissement qui, en imposant de nouvelles normes, bouleverse la physionomie de la ville et transforme les pratiques des citadins. Bruxelles néoclassique témoigne ainsi de la mutation de l’espace urbain au tournant des temps modernes et de l’époque contemporaine.
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Informations complémentaires
Année | 2010 |
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Auteurs / Invités | Christophe Loir |
Thématiques | Architecture, Arts, Arts Nouveaux, Création artistique |