Description
« S’agit-il toujours du même être humain »
Michel Serres
« Dans son principe, le message est simple. L’humanité est dans une impasse, écologique, sociale et peut-être même financière. Cela est connu et la littérature sur le diagnostic est inépuisable ». Ainsi s’exprime Michel Rocard dans une préface à une recherche sur les alternatives économiques et sociales à la mondialisation.
Mondialisation, globalisation, ce mot-valise, ce maître-mot, pour paraphraser Edgar Morin, traverse depuis quelques années notre univers mental, s’étale dans les mass-medias, nous fournit l’illusion d’une intelligibilité de notre monde, voire lui confère un sens.
Certains y voient même la fin de l’histoire, l’aboutissement ultime de la destinée humaine. Trois ans après la chute du mur de Berlin, Francis Fukuyama publie La fin de l’histoire et le dernier homme. L’humanité entrerait dans la dernière étape de son évolution. Unification de la planète par l’extension de la démocratie et du marché. Victoire définitive sur les totalitarismes, et en particulier sur les septante années de glacis soviétique. On aurait trouvé au bout de vingt-cinq siècles, la solution idéale. Planète unifiée par les échanges économiques, la paix civile, les droits de l’homme. Histoire, point final.
Voilà donc réalisé le vieux rêve messianique de l’homme réconcilié avec lui-même. Après autant de siècles d’essais et d’erreurs, de tragédies en génocides, de constructions mentales et de cités idéales, de La République de Platon au Capital de Karl Marx, voici la potion enfin découverte du bonheur humain. La démocratie tempérée par les droits de l’homme. Exit les paradis artificiels et les spiritualités de l’au-delà. Échec aux utopies sociales et au communisme de « chacun selon ses besoins ». L’inexorable chemin de l’histoire, qui se découvre peu à peu à elle-même, d’une manière tout hégélienne, arriverait à son terme. Ce n’est plus Napoléon à Iéna. C’est Alan Greenspan à Washington.
Ce nouveau monde qui naît sous nos yeux ébahis, c’est le monde PPII. Planétaire, permanent, immédiat et immatériel. Dieu lui-même comme le qualifie Ignacio Ramonet : « De fait, ce système s’érige en moderne divinité, exigeant soumission, foi, culte et nouvelles liturgies. Tout a désormais tendance à s’organiser en fonction des critères PPII : valeurs boursières, valeurs monétaires, information, programmes de télévision, multimédia, cyberculture, etc. ». Ce nouveau Dieu s’insinue dans notre culture et notre intimité, bouleverse nos références mentales, modifie nos manières de penser, de voir, de sentir, transforme notre rapport au temps et à l’espace. Bref se crée une nouvelle relation entre soi et le monde.
Cette transformation abyssale opère d’abord sur le mode économique. Tout se dissout dans l’économie. Tout, même nos sentiments les plus intimes deviennent valeurs d’échange et non plus valeurs d’usage selon la terminologie marxiste. Mercantilisme triomphant et marchandisation du monde. L’énoncé idéologique de ce nouveau paradigme se nomme « consensus de Washington ». Il s’agit d’une série d’accords informels conclus entre les sociétés transnationales, les banques et les organismes financiers internationaux à la fin des années quatre-vingt. Ce consensus vise à supprimer toute instance de régulation de l’économie. Il tend à l’instauration d’un marché mondial unifié et totalement autorégulé. Rien ne peut échapper à la sphère marchande. Transformation en produits proposés sur le marché concurrentiel des corps, des œuvres, des lieux et des âmes. Plus aucune valeur en soi. Accélération vertigineuse du capitalisme patrimonial et insatiabilité des marchés toujours plus voraces.
Les temps du turbocapitalisme. Finie l’époque des managers des grandes entreprises, tous affairés à standardiser le travail pour accroître la productivité, loin de tout contrôle des actionnaires. Le travail se doit d’être inventif, flexible et polyvalent. L’acteur actionnaire acquiert un rôle central. Le montant des dividendes détermine la stratégie économique des entreprises. Pire encore, la production décroche de la réalité. L’exubérance irrationnelle des marchés a masqué le recul de la rentabilité réelle. L’ampleur des fusions – acquisitions, le développement gigantesque de la cession des plus-values s’éloignent de plus en plus de la valeur effective des entreprises. Et ce taux de profit n’a pas redynamisé l’investissement et encore moins l’emploi.
Ce nouvel esprit du capitalisme, comme le nomment Luc Boltanski et Eve Chiapello, a engendré une double critique. La critique sociale d’abord, centrée historiquement sur les contradictions dans la répartition de la propriété, a combattu et combat encore chaque étape du capitalisme. Entre l’oppression de la planification qui vient de sombrer à Berlin et les crises de l’État-providence, entre recherches hésitantes de nouvelles stratégies, elle tente de définir par la création de normes et par le compromis du droit, les différentes définitions légitimes du bien commun. La critique artiste ensuite, qui interroge les soubassements mêmes de la production, refusant la dénaturation du monde et voulant soustraire à la rationalité du capital les biens et les services essentiels.
Cette impasse, telle que la décrit Michel Rocard, j’ai pu m’en rendre compte, comme parlementaire, au travers de multiples rencontres et entretiens. De Bamako à Abidjan, de Djakarta et Bogota, c’est partout, avec des spécificités locales évidentes, le mal-développement qui gangrène les sociétés. Recul de l’État, exacerbation des identités communautaires, regain de spiritualismes, privatisation des services publics, dévastations écologiques. La mondialisation marchande tend à l’unification du monde, à l’homogénéité des politiques économiques, à l’hégémonie des industries culturelles, mais laisse sur le bord du chemin, des milliards d’êtres humains. « Sur les six milliards d’habitants de la planète, à peine cinq cents millions vivent dans l’aisance, tandis que 5,5 milliards demeurent dans le besoin ».
Nous nous trouvons dès lors face à un gigantesque paradoxe. Les progrès fulgurants des sciences et des techniques permettraient à chaque être humain de se nourrir, de se vêtir, de se loger, de s’éduquer, d’avoir accès aux soins de santé et à la culture ». Mais aujourd’hui, le revenu des riches par rapport à celui des pauvres est, non pas trente comme en 1960, mais quatre-vingt-deux fois plus élevé ». La pauvreté reste la règle et la richesse l’exception.
Mais cette globalisation en définitive résulte d’un choix politique. Le consensus de Washington est une décision délibérée de soumettre tous les rapports humains à la dynamique des marchés. Bernard Maris date la mondialisation en 1969 quand le président Richard Nixon laisse flotter le dollar puis le dévalue en 1971. Il considère que chaque marché, d’abord monétaire puis boursier, a été créé politiquement. Ce qui signifie la désintégration progressive de l’État-providence et de systèmes assurantiels. Même si la mondialisation plonge ses racines dans le passé jusqu’aux entreprises d’ouverture et d’unification de l’empire romain ou de l’Espagne de Charles Quint.
Si la création de cette nouvelle divinité ici-bas, de ce nouveau sens donné à chacune de nos existences provient d’une option politique, alors renverser la tendance, resocialiser les rapports humains, soustraire le bien commun à la logique marchande, réformer ce nouvel esprit du capitalisme doit également surgir de la conscience citoyenne et réinvestir la scène du politique. C’est le combat des altermondialistes, de la société civile, des partis progressistes, de chacun d’entre nous qui refuse le nouvel ordre du monde. Nous pourrions rêver à la paix perpétuelle d’Emmanuel Kant, déjà imaginée en 1795, d’un pacte social à l’échelle planétaire, d’une sociale démocratie mondialisée, capable de réguler les échanges économiques et d’assurer la redistribution des ressources à tous dans le respect des équilibres écologiques.
Certes, nous en sommes loin. Et le plus préoccupant est peut-être cette asphyxie progressive des consciences et du désir ou comment « l’industrie culturelle détruit l’individu ». Bernard Stiegler exprime bien comment se développe un capitalisme culturel qui « fabrique de toutes pièces des modes de vie, transforme la vie quotidienne dans le sens de ses intérêts immédiats, standardise les existences par le biais des « concepts marketing ». Il décrit comment notre société n’est non pas postindustrielle, mais hyperindustrielle avec une perte d’individuation généralisée et une grégarité des comportements. Au fond, les industries culturelles, absorbant toutes les vies dans la sphère marchande, aliènent les hommes par le contrôle du désir et la définition du bonheur dans une atmosphère de misère symbolique et de ruine du narcissisme.
Il est frappant de constater que ce sont les mêmes modèles culturels que l’on offre aux citoyens de Caracas, Dakar, Sana’a ou Paris. Ce sont les mêmes films, les mêmes publicités, les mêmes modes alimentaires, les mêmes vêtements, bref la même vision du bonheur et du monde qui traverse tous les réseaux de la planète. « Économie de l’info-spectacle, dont l’objectif n’est rien moins que l’esprit de l’homme ». Coca, Nike, Marlboro, Mc Donald’s, Cnn, Dream Works et Levi’s comme terre promise, terme de l’histoire et paradis de la technique du divertissement. Assassinat du goût européen et des cultures indigènes, annihilation de l’esprit critique et des rébellions, conditionnement des âmes. Aucun autre monde n’est désormais possible.
De ce nihilisme qui fait du consommateur immédiat le talon d’une vie réussie, de l’accumulateur de biens matériels ou symboliques la norme de l’inclusion dans le monde, surgit le balbutiement de la révolte des peuples et des hommes. Ce refus du monde marchand et de sa culture hégémonique prend toutes les poses et tous les sens, des terrorismes au goût d’arrière-mondes à la glorification du terroir ou à l’ébauche d’une société civile mondiale entrée en résistance.
Sans cesse recréer du sens face au nouveau messianisme commercial. Combattre la religion marchande par la riposte et le détachement. Riposte par une intelligibilité du monde qui permette d’en saisir les rapports de forces toujours plus oppressants, détachement, et c’est là peut-être le plus exigeant, par une prise de conscience, de notre aliénation dans l’accumulation vertigineuse et vorace de toute création naturelle et humaine.
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Informations complémentaires
Année | 2006 |
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Auteurs / Invités | Jean Cornil |
Thématiques | Capitalisme, Économie mondiale, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses |
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