Bioéthique et thanato-éthique

Marcel BOLLE DE BAL

 

UGS : 2007025 Catégorie : Étiquette :

Description

La situation de l’individu devant la mort, devant sa propre mort, pose de multiples questions. On connaît – on ne connaît que trop – l’attitude de l’Église catholique sur la question : la vie est une « vallée de larmes » et la mort un « châtiment ».

Le sociologue, Marcel Bolle de Bal renouvelle l’appréciation de cette importante question éthique.

Il réfléchit et analyse en savant. Mais il témoigne aussi de sa vie d’homme, de ses souvenirs familiaux et amicaux.

Une telle réflexion doit nous amener à repenser cette étape qui constitue, pour nous tous, une étape obligée !

Bioéthique : éthique de la vie. La vie n’est rien sans la mort, qui lui donne sens et intensité. Point d’éthique de vie sans éthique de mort. Point de bioéthique sans thanato-éthique. Vie et mort, éthique de vie et éthique de mort, bioéthique et thanato-éthique : notions « duelles » et « dialogiques », inséparables, antagonistes et complémentaires. À l’heure où le débat sur le droit à l’euthanasie, à une mort digne, se voit accorder une place de plus en plus importante dans les médias, reflétant celle qu’elle occupe avec de plus en plus d’acuité parmi les priorités de nos concitoyens et de nos gouvernements – lois progressistes en Belgique et aux Pays-Bas, revendications dans le même sens en France – n’est-il pas temps de poser la question en des termes ainsi renouvelés et élargis ?

Euthanasie : étymologiquement, la « bonne mort ». La mort envahit les médias, interpelle les consciences, s’infiltre plus que jamais dans les inconscients. Dans ce contexte, je souhaiterais proposer à mes éventuels lecteurs et lectrices une piste de réflexion – et de débat, car je n’ignore pas que mon point de vue sera loin de faire l’unanimité – originale, à la fois marginale et centrale, à partir de deux expériences récentes… que beaucoup d’autres ont dû vivre avant moi. Témoignage « personnel » justifié par la philosophie « personnaliste » de ce site. Soit dit en passant, je me demande si, de même qu’au terme avortement a été substituée l’expression plus positive interruption volontaire de grossesse, il ne serait pas plus pertinent et plus humaniste de parler d’« interruption volontaire de vie » plutôt que d’euthanasie (terme certes plus élégant, mais qui charrie l’idée – difficilement supportable – de « donner la mort »). Faute de pouvoir définitivement l’éviter (ce qui, en soi, peut être considéré comme une bonne chose…), quel genre de mort souhaitons-nous vivre : une « bonne mort » (c’est-à-dire sans souffrances), une « mort digne » (c’est-à-dire sans déchéance), une « belle mort » (autrement dit sans conscience), une « mort noble » (ou en toutes reliances) ? D’un point de vue éthique, espérons que chacun puisse opérer son choix avec le maximum de liberté…

Les concepts de « Bonne mort » et « mort digne »

Voici un premier témoignage personnel : il y a quelques années, celui de la mort ni bonne, ni digne de ma Maman. C’était avant l’adoption de la loi réalisant une dépénalisation prudente de l’euthanasie, de « l’interruption volontaire de vie ». Âgée de nonante et un ans, elle estimait avoir fait son temps et ne souhaitait point poursuivre une existence devenue pour elle douloureuse et sans intérêt. Devenue quasi aveugle et impotente, elle se sentait irrémédiablement diminuée et espérait qu’il soit mis fin à ses souffrances. Pendant de très nombreuses années, elle avait cotisé à l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD). Ce fut peine perdue. Durant les dix derniers mois de sa vie, elle a réclamé à maintes reprises de pouvoir mourir dans la dignité et la sérénité. Cette solution lui a été refusée par plusieurs médecins, même laïques, pour deux raisons : d’une part, elle ne souffrait pas physiquement (de son intense souffrance psychologique, nul « homme de l’art » n’entendait tenir compte…) ; d’autre part, le risque de poursuites pénales était à l’époque trop élévé. Après dix mois d’une lente, pénible et insupportable agonie, achevée par dix jours de coma et d’acharnement thérapeutique au nom d’une éthique médicale paradoxale, elle a fini par nous quitter définitivement. Depuis lors, nous ne pouvons nous délivrer de l’amer sentiment de n’avoir point réussi à respecter son « testament de vie » signé et resigné… La nouvelle loi nous aurait-elle permis, vu toutes les précautions prises de son vivant, de surmonter les résistances médicales ? Je l’espère. Car choisir sa mort me paraît un droit imprescriptible de l’être humain : choisir sa mort, c’est donner du sens à sa vie, c’est, en fait, choisir sa vie, et le sens que l’on a entendu lui donner.

Plus encore que la « bonne mort » sans souffrances, ce que cette triste expérience a fait revivre en moi, c’est le droit de chaque être humain à une « mort digne », hors de toute déchéance vécue comme insupportable…

Une fausse « belle mort »

Voici un second témoignage personnel : celui du récent décès d’un autre membre de ma famille. Or donc, voici quelques mois, aux premiers souffles du printemps, une proche parente, toute à la joie du soleil revenu, se préparait dans son jardin à brûler les branches mortes de l’hiver. Soudain, sans le moindre cri, elle s’affaisse. Son époux, qui ramassait les feuilles mortes, se retourne et la découvre étendue. Morte, elle aussi. Elle avait – n’avait que – soixante-sept ans.

Depuis lors, tous les amis attentionnés que je rencontre n’ont qu’une expression à la bouche, non exempte d’envie : « Elle a eu une belle mort ! ». C’est probablement ce qu’ils pensent, c’est en tout cas le mot de consolation qui leur vient spontanément à l’esprit. Par là, ils entendent suggérer, je suppose, qu’elle n’a pas souffert. Je les comprends, je suis sensible à leur affectueux message. Et pourtant cette appréciation partagée par presque tous me laisse perplexe, ne me paraît pas correspondre à mes propres sentiments. Ni, à plus forte raison, à la façon dont – idéalement – je souhaiterais vivre ou encore assumer ma propre mort.

Une « belle mort » ? Oui, si l’on entend par là l’absence de souffrance et de dégénérescence physique. Non, si l’on songe au désarroi de ses proches – mari, enfants et petits-enfants – confrontés à un vide cruel, brutal, sans nulle préparation psychologique. Non, à mes yeux, parce qu’il s’agit d’une mort non consciente, non apprivoisée, non acceptée. Certes, tous les lecteurs ne partageront pas mon sentiment sur ce point. Sans espérer la persuader ni vouloir les convaincre, j’aimerais toutefois, en cette pénible circonstance, tenter d’exposer mon point de vue, de donner, dans le cadre d’une vision humaniste fondée sur une conception optimiste de l’homme comme être pensant et responsable, un contenu existentiellement plus riche à cette idée de « belle mort ». En d’autres termes, contester, en l’occurrence, la notion de « belle mort » et proposer de la remplacer par celle de « mort noble », voire de mort « humaniste » ou de mort « personnaliste ».

Pour une « mort noble », « humaniste » et « personnaliste »

Avant toute autre chose, que ceci soit clair entre nous : pour moi, une mort dans d’atroces souffrances, dans un processus douloureux de dégénérescence corporelle, dans un état grabataire, ne peut-être considérée comme une « belle mort », même si elle est acceptée par l’agonisant ou éventuellement aidée par un système de soins palliatifs. La mort, brutale ou interminable, est rarement « belle ». Point de « belle mort », si elle est brutale, si elle se vit dans la solitude, la douleur, la déchéance ou l’inconscience, si elle frappe des jeunes pleins d’avenir ou des adultes dans la force de l’âge. Cinq conditions, selon la conception que j’en ai aujourd’hui (alors que, je le reconnais, je ne souffre pas de graves problèmes de santé… du moins je le crois), me paraissent donc essentielles pour définir ce que serait – idéalement – une « belle mort », ou plus précisément une « mort noble » : la lucide conscience de l’imminence de la fin de son existence, le sentiment d’avoir eu une vie honnête et bien remplie, le fait d’avoir atteint un âge avancé en bonne santé, l’absence de souffrance physique ou psychologique, la présence affectueuse, auprès de soi, d’êtres chers, afin d’avoir avec eux un dernier échange riche de sens (« le laboureur sentant sa fin prochaine… », en quelque sorte). Personnellement j’aimerais, en ces instants ultimes, laisser à ceux que j’aime et qui me survivront, un message, verbal et non verbal, d’amour et d’espoir leur offrir, par une attitude d’acceptation philosophique, un témoignage vital : « la vie heureuse ou triste est belle » (le premier poème que j’ai eu à réciter…), elle vaut la peine d’être vécue et, lorsqu’elle a été bien vécue (et même autrement), il est possible de mourir dans la sérénité, avec le sentiment du devoir accompli, en acceptant que notre mort donne du sens à notre vie… et à celle des autres. Mort généreuse, altruiste, riche de sens : ne pourrait-elle être dite « humaniste » et « personnaliste », dans la mesure elle se fonde sur ces valeurs existentielles fondamentales que représentent l’homme et la personne ?

J’irais même plus loin – mais il s’agit là, bien évidemment, d’un point de vue personnel – en rejoignant de la sorte le débat sur l’« interruption volontaire de vie » et la « bonne mort » (euthanasie) : une telle « mort noble », humaniste et personnaliste, digne et vécue en pleine conscience, devrait pouvoir être décidée – voire provoquée – par le moriturus lui-même, par celui qui veut que sa mort soit paradoxalement message de vie et d’espoir, dans une société qui n’a que trop tendance à refouler et à isoler les mourants dans toutes sortes de mouroirs plus ou moins déshumanisés. Mais aussi, dans l’hypothèse où son état ne permettrait plus à l’individu d’accomplir lui-même l’acte décisif, que ceux qui sont proches de lui et qui le chérissent, que ceux qui ont les compétences professionnelles nécessaires, lui fassent ce don d’amour et d’humanité que serait alors le fait de l’aider à partir sereinement, ainsi qu’il en a exprimé la volonté

Idéal utopique, rétorqueront d’aucuns, sceptiques, réalistes ou paniqués ? Peut-être. Mais l’idéal et les utopies ne nous aident-ils pas à vivre ? Pourquoi ne nous aideraient-ils pas à mourir, dans la dignité, la sérénité et en pleine conscience, ni trop tôt, ni trop tard ?

Il est temps de briser d’anciens tabous, de joindre à une bioéthique en pleine effervescence une thanato-éthique qui en constitue l’indispensable complément vital.

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Informations complémentaires

Année

2007

Auteurs / Invités

Marcel Bolle De Bal

Thématiques

Euthanasie, Fin de vie, Humanisme, Mort, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Questions éthiques