Bandes dessinées et franc-maçonnerie

Jean-Maurice ROSIER

 

 

UGS : 2019008 Catégorie : Étiquette :

Description

Résumé

L’introduction d’une thématique maçonnique dans la bande dessinée correspond à une double motivation : légitimer la bande dessinée en traitant de sujets réservés à une littérature adulte, d’une part et, d’autre part, correspondre au goût du public adolescent attiré par le fantastique au sens large. On comprend ainsi la difficulté pour la bande dessinée de produire des récits de contre-culture indépendants de la culture de divertissement. À la différence de la bande dessinée religieuse, à notre connaissance, il n’y a pas de relation étroite entre institutions maçonniques et réseaux éditoriaux, même si la trajectoire des auteurs montre leur appartenance à l’ordre maçonnique. Bref, ces bandes dessinées ne se définissent pas par une innovation hérétique, mais par une transposition respectueuse de la symbolique maçonnique. Le lecteur oscillera dans sa lecture entre vision personnelle des auteurs et message de l’institution.

On peut s’interroger sur les conséquences sociétales de cette vulgarisation du « secret » maçonnique. Quant à la lecture symbolique de la bande dessinée, elle semble relever d’un exercice intellectuel montrant sans doute la richesse du symbolisme maçonnique, mais dont l’attribution à l’auteur ou aux lecteurs reste discutable et problématique.

Introduction

1. Au risque de décevoir certain, ce n’est pas le succès grandissant des idéaux maçonniques qui ont amené un médium populaire comme la bande dessinée à développer des thématiques en lien avec l’engagement maçonnique. Faut-il se réjouir ou craindre qu’un art sous contrôle (loi de 1949 sur la protection de la littérature pour la jeunesse) et tributaire des contraintes de l’industrie culturelle, ne propose en guise d’imaginaire maçonnique qu’une lecture de divertissement à partir de récits binaires où se mêlent société secrète complotiste, ésotérisme égyptien, mystérieux alchimistes et chevaliers du temple.

Certes, rites et symboles maçonniques peuvent susciter l’intérêt graphique et sont d’ailleurs l’objet de nombreuses caricatures de presse. Il ne s’agit pas d’évoquer ici la sinistre propagande nazie, mais de renvoyer par exemple à des dessinateurs bienveillants comme Jiho, qui perpétue, dans la revue Franc-Maçonnerie Magazine, une tradition humoristique, en brocardant quelques travers et habitudes maçonniques. (Les tontons maçons, Laisser les motos à la porte du temple, C’est la faute à Lucifrère sont quelques titres de ces albums de caricatures). Bien entendu, on ne peut confondre dessins de presse et bande dessinée, car cette dernière possède des traits spécifiques comme médium.

En vérité, c’est la reconnaissance du médium comme neuvième art qui a conduit la bande dessinée à traiter de sujets hors de la tradition canonique, suivant ainsi une logique de distinction (Bourdieu) et faisant la preuve d’une plus grande disponibilité culturelle, poussant même la critique à substituer aux termes « bande dessinée » l’expression « roman graphique ».

Une plongée dans le passé créatif de l’école belge de bande dessinée peut nous convaincre que l’emprise idéologique de l’Église catholique sur la production imagée, censurait sans doute, dans le chef des auteurs, toute référence à la franc-maçonnerie et ce d’autant que celle-ci ne devait guère participer de l’univers des jeunes lecteurs cibles de l’époque. Bien entendu, la discrétion affichée par la franc-maçonnerie n’encourageait guère à l’expression graphique pour un large public. Ainsi, l’hebdomadaire Spirou publia une biographie de Surcouf, le célèbre corsaire, sans faire mention de son appartenance maçonnique, alors que ce marin-corsaire fut initié en 1809 dans une loge de Saint-Malo. Relevons quand même un exemple que certains critiques considèrent comme une allusion au rituel maçonnique. Dans Les Cigares du pharaon, le héros d’Hergé participe à une réunion secrète de trafiquants d’opium. Avec Tintin, les bandits sont sept à table et trois coups à la porte permettent l’entrée dans le local où ils s’interpellent en se nommant « Frères ». Qu’en conclure ? Il existe toute une littérature à ce propos qui innocente ou culpabilise l’auteur, sous la coupe de catholiques extrémistes.

Une lecture maçonnique de la bande dessinée

Contre l’idée encore répandue en milieu pédagogique que la bande dessinée induit une réduction de l’imagination du lecteur, des critiques, à défaut de célébrer une production alternative, encore insuffisante, qui traite de la démarche initiatique et spirituelle en conformité avec les idéaux maçonniques proposent une lecture symbolique de la bande dessinée. Comme l’écrivent J. Gregogna et M. Picaud : « Le discours maçonnique et l’écriture graphique apparaissent similaires parce que faits d’ellipses, d’analogies, de symboles ». Il y a donc tout un travail de lecture qui porte au-delà de l’image et c’est à cette tâche que se consacre J. Fontaine dans son livre : Hergé chez les initiés. Cette lecture critique de dévoilement traque le dissimulé, et au-delà de l’histoire, sonde la texture des aventures de Tintin. En vérité, J. Fontaine se livre à une lecture qui emprunte à la démarche psychanalytique, à la recherche d’une sorte d’inconscient textuel et imagé. Certes, évoquer, pour la couleur noire, le cabinet de réflexion et affirmer que toute aventure héroïque procède d’une quête initiatique vers la lumière, témoignent, sans doute, de la richesse de la lecture symbolique et analogique. Est-ce à dire qu’on lirait d’autant mieux une bande dessinée si l’on est imprégné du rituel et des symboles maçonniques, connaissance qui permettrait de voir les quatrièmes de couvertures des albums d’Hergé comme un tapis de loge ? J’avoue être défaillant et trouver la démarche hasardeuse.

Faut-il plaquer du symbolisme sur tout et n’importe quoi ; ce symbolisme, miroir de notre fonctionnement psychique qui donne représentation à nos émotions et nos sensations ? D’autres ne sont pas en reste pour déceler dans l’œuvre d’Hergé une prégnance de l’imaginaire chrétien. On peut aussi s’interroger sur le degré de pertinence d’une telle lecture ou sur l’attribution de traits christiques au personnage de Tintin par Hergé. Attribution plus évidente, diront certains, compte tenu des origines idéologiques de l’auteur (sous l’influence de l’abbé Wallez, son directeur de conscience). On notera encore que circule sur les réseaux sociaux, l’appartenance d’Hergé à la loge « La fraternité des Polaires », dont les liens, paraît-il, avec la Société de Thulé connotent un caractère idéologique très éloigné de l’universalisme prôné par la franc-maçonnerie. Ainsi s’expliquerait la connaissance initiatique d’Hergé et son intérêt pour l’ésotérisme. Bien entendu, il est impossible de vérifier les liens d’Hergé avec une société secrète ; relation, on le devine, prétexte à de nombreuses élucubrations critiques.

Des scènes maçonniques explicites

Dans le champ de la bande dessinée, Hugo Pratt avec son personnage de « franc marin », peut être considéré comme un précurseur. Discret sur son appartenance maçonnique, Pratt laisse apparaître dans ses histoires une quête vers l’épanouissement spirituel et une empathie pour la démarche initiatique. Dans ses interviews, Pratt aime citer Yeats pour son poème : Rose alchimique, avoue que ses voyages et ceux de son héros Corto Maltese, sont des façons de retrouver les pays de son imaginaire. Il déclare ainsi : « Ne plus avoir envie de sortir de ce monde de mythes et sûr de ne plus savoir où est le monde réel ». Ainsi, Corto croise le réel, mais porte intérêt à Perceval, aux statues de l’île de Pâques et à l’émeraude de Salomon. Deux scènes nous plongent dans l’univers maçonnique. L’une dans Fable de Venise montre Corto en fuite, se réfugiant chez les Frères de la loge Hermès ; l’autre dans Fort Wheeling nous fait assister à une initiation.

Des bandes dessinées avec une thématique maçonnique

Le succès des romans graphiques sur la franc-maçonnerie doit beaucoup à des auteurs : scénariste comme Didier Convard et romanciers comme Giacometti et Ravenne. En effet, sur le plan de l’identité graphique, le dessin des albums reste assez conventionnel dans le registre d’un réalisme classique. Il n’empêche, la série Le Triangle Secret de Convard avec ses dépendances (treize albums) s’est vendue à plus d’un million d’exemplaires et engendre aujourd’hui une vente de produits dérivés (coffret, anneau qui ouvre le tombeau…). La critique assimile ce triomphe à celui du Da Vinci Code. Or, Dan Brown joue sur l’ambiguïté et le mélange de la fiction et de l’histoire. Didier Convard, par ailleurs franc-maçon, insiste au contraire sur le côté romanesque de son interprétation des faits historiques relatés. Son habileté consiste à présenter un mixte de petits secrets maçonniques et de grands mythes religieux sous couvert d’une intrigue policière où le lecteur, stupéfait et amusé, part avec le héros, Didier Mosèle, de la respectable Loge Eliah, spécialiste du déchiffrage de vieux parchemins, à la recherche du tombeau de Jésus, en butte à la suspicion et à la vindicte du Vatican et de ses sbires : les gardiens du sang. Le dogme ecclésiastique ne peut admettre l’existence d’un frère de Jésus, « le didyme » Thomas mort sur la croix et la fondation de la première loge par Jésus, dont les principes sont proches de ceux de la franc-maçonnerie. Convard affirme faire œuvre de désacralisation, sans attaquer tout phénomène de croyance ou de spiritualité. C’est la sclérose de l’esprit enfantée par les dogmes que Convard prétend dénoncer sans vouloir provoquer, dit-il, les foudres de l’institution religieuse.

On doit aussi à Convard les Sept Frères, une sorte de huis clos maçonnique où les survivants de la loge, La Rose silencieuse, s’efforce de démasquer le Frère qui les a trahis en 1943 et livrés à la Gestapo. On déduira de ce drame que la défaillance de certains membres n’empêche pas la pérennité de l’ordre et son message de fraternité et de justice.

Le thriller maçonnique assumé

Les albums dessinés narrant les aventures du commissaire Marcas (le nom est emprunté à Balzac) sont des adaptations de romans policiers du duo Giacometti et Ravenne. Les intrigues relèvent autant du roman à énigme que du roman noir. Marcas, policier franc-maçon, est un héros positif dont les enquêtes s’appuient sur des faits réels. Mais, pour éviter toute vision conspirationniste du monde, les auteurs insèrent des annexes à la fin de chaque volume (cinq volumes) pour discerner le vrai du faux. Ils affirment aussi que les réunions maçonniques décrites sont reproduites avec une grande fidélité, ce qui témoigne pour l’un des auteurs de son appartenance affirmée au Grand Orient. Dans Le Rituel de l’ombre (deux volumes), Marcas est confronté à une confrérie nazie : la société de Thulé et, pointe d’humour, il est secondé par le lieutenant Zewinski, une collaboratrice qui a intériorisé tous les poncifs habituels antimaçonniques. Dans Le Frère de sang (trois volumes), la découverte de deux crimes commis en loge amène Marcas sur un indice : le secret toujours cherché de la fabrication de l’or. Férus d’ésotérisme (ici, l’alchimie et N. Flamel), les deux auteurs n’hésitent donc pas à réinvestir les fondamentaux, source de l’origine imaginaire de la franc-maçonnerie.

La parenthèse maçonnique

Il existe aussi des évocations anecdotiques de la franc-maçonnerie eu égard à la trame du récit. Nous avons choisi deux exemples aux antipodes l’un de l’autre. D’abord, le dernier tome (le cinquième ou le sixième selon les éditions) de la série Les Innommables : Alix Noni Tengu (ou Au lotus pourpre, Édition de 1995) où se présente le personnage de Sir Basil Jardine. Ce maçon, dont le nom évoque une société basée à Hong Kong, appartient à une loge où l’on porte le kilt (écossisme oblige) et où les débats se terminent en combat à l’équerre et au compas. Bref, l’humour potache des auteurs (Yan et Conrad) rapproche cette parenthèse maçonnique dessinée de l’esprit des caricatures de presse.

À l’opposé, Tardi dans Le Cri du peuple, récit historique sur la Commune de Paris, montre un personnage Tarpagnan s’étonner de voir, croit-il, des chaussettes sales pendues sur les remparts de la ville. À quoi répond une citoyenne en armes : « Imbécile, ce sont les bannières des frères maçons qui, on dit, que si une balle les touchait, qu’ils marcheraient contre l’ennemi » (p. 149). On est loin, dans ce rappel historique du comportement complotiste attribué à la franc-maçonnerie.

Enfin, on s’étonnera peut-être de l’absence en cette recension de toute allusion à l’œuvre d’E.P. Jacobs. En effet, le caractère ésotérique de la série Blake et Mortimer va pousser les successeurs de Jacobs (Sente et Juillard) à intercaler dans les aventures des deux héros des parenthèses maçonniques qui ne dissipent en rien l’habituel amalgame entre société secrète et franc-maçonnerie. Bien entendu, pour accentuer l’authenticité de la référence, certains (Buisseret) attribuent la qualité de maçon à E.P. Jacobs. Faute de sources fiables, nous ne pouvons confirmer cette appartenance.

Un exemple d’antimaçonnisme

La suspicion qui entoure encore aujourd’hui l’activité maçonnique trouvera un bon argumentaire délirant dans la lecture de From Hell d’Alan Moore et Eddie Campbell. Dans cet énorme roman graphique, les auteurs revisitent l’énigme de Jack l’Éventreur et avancent en lieu et place du serial killer, l’hypothèse de crimes rituéliques accomplis par un médecin maçon au délire ésotérique : assassinats destinés à protéger la famille royale anglaise. Certes, on sait l’osmose entre franc-maçonnerie et pouvoir monarchique en Angleterre, mais l’activité complotiste de la maçonnerie poussée à un tel degré dans la folie et l’horreur nous paraît peu vraisemblable, même au XIXe siècle. En aucune façon, ce n’est pas cette bande dessinée antimaçonnique qui explique l’attraction aujourd’hui de la thématique maçonnique positive dans la bande dessinée contemporaine.

Conclusion

Si l’on consulte le blog « Hiram.be », on constate que la franc-maçonnerie prend en considération le domaine graphique et s’en accommode. Des analyses pertinentes présentent des romans graphiques avec une grande ouverture d’esprit, loin de la rigidité et du culte du secret prêté souvent à tort à la franc-maçonnerie. Bien sûr, l’avenir dira si ce nouveau médium convainc les détracteurs habituels ou élargit l’audience de l’ordre maçonnique vers un nouveau public. Quant au dévoilement du rituel, n’est-ce pas un philosophe qui disait : « Nul n’entre ici, s’il n’est pas géomètre » ? À cette question, répond Montaigne qui affirme que « l’on ne peut parler de la danse, si l’on n’est pas danseur ». Quelle importance, alors, si Marcas est interpellé par un collègue, policier américain, par la formule : « Mac Benah ! » Ne soyons donc pas prisonniers des symboles et lisons des romans graphiques. Secondairement, on ajoutera, suivant en cela les analyses de L. Boltanski que ces romans graphiques sont des récits policiers en développant la thématique de l’enquête, mais qu’ils empruntent également au roman d’espionnage puisqu’ils problématisent la réalité de surface en dévoilant un autre monde : celui des complots, des forces obscures qui pèsent sur la puissance étatique. Ainsi, on comprend que Marcas est un héros qui traque, mais qui est lui-même traqué par des puissances occultes (barbouzes, mafia, espions, société nazie…). On devine par cette astuce que les auteurs dédouanent l’ordre maçonnique, société discrète, mais non secrète. Enfin, on peut regretter que la thématique maçonnique ne modifie pas l’identité graphique de la bande dessinée traditionnelle dans sa version réaliste. La transgression formelle ne peut être une fin en soi, mais de préférence, en symbiose avec le travail symbolique. Dans le cas présent, le rapport Maçonnerie et bandes dessinées se réduit au seul contenu moral des histoires racontées.

Informations complémentaires

Auteurs / Invités

Jean-Maurice Rosier

Thématiques

Caricatures, Franc-maçonnerie, Littérature

Année

2019

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