Description
« La crise financière et son cortège de déboires économiques nous ramènent à la difficulté à prévoir, à convaincre de risques possibles et à se préparer aux problèmes potentiels. »
La déferlante du changement
C’est quasi un pléonasme de dire aujourd’hui que tout est « plus » qu’autrefois. Plus rapides, les temps de réponse ; plus mondiaux, les flux de marchandises et services ; plus globale et d’une abondance érodant souvent la pertinence, l’information dans notre « village global », comme le disait Mc Luhan.
Nos sociétés sont, par ailleurs, devenues plus vulnérables et ce, tant dans des circonstances pacifiques (la panne électrique américano-canadienne du 14 août 2003 nous le rappelait) que dans les contextes belliqueux générateurs de tous les terrorismes qui émaillent la planète de leur aveugle violence.
Plus récemment, la crise financière et son cortège de déboires économiques nous ramènent à la difficulté à prévoir, à convaincre de risques possibles et à se préparer aux problèmes potentiels.
Les Cassandre annoncent la mort écologique de la planète, et en matière de réglementations, aux textes légaux communaux, régionaux, communautaires, provinciaux, fédéraux, s’ajoutent ceux de l’Europe et du monde. Loin de procéder à un toilettage systématique de ces références légales, on assiste à une accumulation de textes qui défie la connaissance des spécialistes.
L’augmentation exponentielle des connaissances, ainsi que leur dissémination par le biais du système de communication mondial et en temps réel qu’est Internet, nous laissent perpétuellement décalés.
Dans le domaine des affaires, la vitesse avec laquelle des pans entiers de l’industrie sont achetés, revendus, fusionnés, liquidés, nous donnent le vertige. Enfin, l’ubiquité des médias, plus ou moins bien informés, et l’invasion généralisée de la publicité sous toutes ses formes font que nous sommes bousculés, voire manipulés, d’une nouvelle à un scoop, d’un slogan à une offre commerciale, telle une bille de métal dans les vieux « flippers » de notre jeunesse.
Le prêt à penser pour pallier le manque d’analyse
L’avènement du « prêt à penser » va de pair avec ce que Jacqueline de Romilly appelait « le flot montant de l’ignorance ». Ce type de société de l’information, par son côté spectaculaire et son immédiateté, encourage aussi les terreurs de l’an 2000 et quelques : les OGM, l’énergie, la couche d’ozone, la grippe aviaire, la vache folle, la déforestation, les manipulations génétiques et autres sujets politiques ou philosophiques qui mériteraient une réflexion de fond pluridisciplinaire et dont on nous assène des conclusions partielles, tronquées, selon l’air du temps ou le « dernier qui a parlé ». Pire encore sont la déformation progressive, l’amalgame, le syllogisme réducteur, les généralisations abusives, la mise, « pour simplifier » sur le même pied de phénomènes dont certains effets peuvent être similaires, mais dont les causes et la genèse sont à ce point différentes que cette identification de l’un à l’autre n’est plus une simplification, mais un travestissement qui ouvre la porte à toutes les dérives. Ainsi souvent, comparaison devient raison, quand on n’assiste pas au syndrome du « pompier pyromane » où un individu ou un groupe de pression quelconque monte en épingle une situation qui deviendra problème et qui permettra à son héraut d’ensuite se poser en chevalier blanc qui le résoudra, alors qu’au départ il n’y avait pas de problème. Dès lors, avons-nous peur d’un monde devenu trop complexe et que par conséquent nous ne maîtrisons plus ?
« L’augmentation exponentielle des connaissances, ainsi que leur dissémination par le biais du système de communication mondiale et en temps réel qu’est Internet, nous laissent perpétuellement décalés. »
Comment réagir face à l’accélération du monde ?
Dans cette situation de perpétuelle instabilité, devant un possible sentiment de dépassement, on peut réagir de diverses manières :
- le repli : un scepticisme qui conduit au repli sur soi, à l’éventuelle exclusion de l’autre, s’il est trop différent de nous et, d’une certaine manière, à une pensée totalitaire. Hélas, c’est loin d’être de la politique-fiction, car on en voit les effets tous les jours ;
- le transfert à un système qui nous exonère de trop devoir penser et qui nous rassure tout en nous apportant un ciment social qui nous équilibre. Ce rôle fut longtemps assumé par les religions ; mais on assiste, dans notre monde occidental, à une érosion de l’engagement et des pratiques religieuses. Par contre, l’attirance pour des écoles de pensée, dont certaines plus ou moins assimilables à des sectes, semble faire florès aujourd’hui. Et en effet, devant le vertige qui peut nous saisir face à un monde foisonnant et polymorphe dont l’objectivité est souvent cruellement absente, on peut être tenté de s’en remettre à un homme, un groupe, une institution qui nous dit « ce qu’il faut en penser » qui donne sens à notre vie, privée ou professionnelle ;
- une attitude humble et ouverte, qui accepte et tente d’intégrer la complexité dans nos analyses et nos projections et débouchant sur l’action qui, comme le disait feu le président Georges Pompidou « demande plus au caractère qu’à l’intelligence ».
Penchons-nous plus spécifiquement sur ce thème de la complexité. « L’émergence du thème de la complexité marque probablement, dans l’histoire des sciences de la nature, une étape aussi importante que le fut l’étape à laquelle est attaché le nom de Galilée, alors qu’un modèle univoque de l’ordre semblait devoir s’imposer. La complexité indique précisément que, pour rendre compte de la richesse du réel, il est nécessaire de recourir à une pluralité de modèles.
Ce constat pose une question qui intéresse scientifiques, philosophes et théologiens : comment concilier l’explication du monde – et ceci dès le niveau des entités et phénomènes élémentaires – avec la reconnaissance de cette donnée que « le tout est plus que la somme des parties » ? (discours du pape Jean-Paul II à l’Académie pontificale des Sciences du 31 octobre 1992).
Avant de parler de complexité, il faut parler de système
Un système peut se définir comme un assemblage d’éléments fonctionnant de manière unitaire et en interaction permanente. Ainsi, un système de freinage d’une auto, un système informatique, le système nerveux d’un être vivant sont constitués d’éléments matériels, mais des systèmes économique, bancaire, social, psychologique peuvent s’entendre au niveau des concepts et des idées tout en incluant des éléments matériels, le cas échéant. Un système peut être compliqué sans être complexe. On parle de montres (un système pour garder le temps) de « grande complication », ce qui sous-entend un nombre important de pièces interagissant pour réaliser le calcul et l’affichage de multiples données (phases de la lune, calendrier perpétuel, signes du zodiaque, etc.). Beaucoup d’éléments interagissent de manières diverses, mais on peut dénombrer tous les éléments, prévoir toutes leurs interactions et donc anticiper le comportement du système à tout instant. Les systèmes, même compliqués, mais non complexes, hormis l’usure, n’évoluent pas au cours du temps : c’est le cas d’une montre, même de grande complication.
Par contre, les systèmes complexes évoluent au cours du temps, de manière, nous le verrons, parfois imprévisible.
Descartes avait proposé dans sa méthodologie cartésienne les axes suivants :
- le Tout doit s’expliquer intégralement par ses parties ;
- le Tout se réduit à l’exacte somme de ses parties ;
- pour comprendre le Tout, il faut tout comprendre de toutes ses parties.
Le problème des systèmes complexes vient du fait que cette analyse cartésienne, toujours utile, ne suffit plus à prévoir leur comportement.
« Comment concilier l’explication du monde – avec la reconnaissance de cette donnée que ‘le tout est plus que la somme des parties’ ? »
Le tout du système peut devenir différent de la somme de ses parties
C’est le cas pour un marché économique, le fonctionnement de notre cerveau, le développement d’une ville ou l’évolution du climat à plus de quelques jours, où, même avec une connaissance parfaite de tous les éléments du système, on ne peut prévoir parfaitement son futur.
Un système peut être linéaire auquel cas, pour simplifier, les effets sont proportionnels aux causes. Hélas, la plupart des systèmes que nous rencontrons sont « non linéaires » : les effets ne sont pas proportionnels aux causes, ce qui entraîne comme corollaire qu’une infime différence dans les causes peut éventuellement conduire à une considérable différence dans les effets. C’est la parabole du « papillon de Lorenz » : un battement d’aile de papillon sur les Açores donnera peut-être un ouragan dans le golfe du Mexique. De surcroît, dans un système complexe, par un mécanisme de rétroaction ou de feedback, les composants du système ou « agents » peuvent modifier leur comportement en fonction de l’expérience passée. Il existe un apprentissage, une adaptation. Il s’agit, par exemple, des investisseurs qui modifient leur comportement en fonction de la Bourse, laquelle évolue en fonction du comportement des investisseurs.
Comme le disait Claude Allègre :
- Les relations de cause à effet ont changé : « le monde est non linéaire » et le détail peut engendrer la catastrophe.
- On croyait que la complexité pouvait se décomposer en unités élémentaires ; or seule l’approche globale est pertinente (…).
- La logique du raisonnement scientifique, que l’on avait crue immuable et qu’on associait au nom de Galilée ou de Newton, est supplantée (…) dans les sciences de la vie, de la terre et de la société.
Un système complexe présente généralement les caractéristiques suivantes :
- Émergence ou comportement émergent : une/des propriété(s) du système apparaî(ssen)t que rien dans la connaissance du comportement de ses constituants ne laissait prévoir. Ainsi, si un neurone n’est pas doué de conscience, un cerveau peut l’être.
- Bifurcation : un changement qualitatif/quantitatif soudain dans le comportement d’un système, alors que le système n’a été soumis qu’à de très légères et progressives modifications. On peut le voir comme un écart subit par rapport à l’équilibre ou la transition soudaine vers un nouvel équilibre. On franchit un seuil où le système bascule tel que dans l’effet d’avalanche, le glissement de terrain, la coexistence pacifique de deux populations différentes jusqu’à un seuil de rupture, une rumeur ou une épidémie qui s’emballe, mais aussi la situation boursière, le développement de réseaux criminels ou terroristes, l’évolution météorologique, etc.
Comment gérer cette irréductible complexité ?
Car, en effet, même si nous étions des monstres de logique (sans influence de nos passions ni de nos émotions) et omniscients (dans chaque cas de figure, au courant de toutes les conditions, informations, paramètres pertinents pour la prévision de l’évolution des choses et des gens), même alors, la nature même des systèmes complexes qui nous entourent et qui nous constituent ne nous permettrait pas d’avoir raison de l’imprévisible. Dès lors, puisque nous ne pouvons échapper à la complexité et à une irréductible imprévisibilité, ce qui s’offre à nous relève, soit de la résignation, soit d’un arsenal de campagne, une boîte à outils pour nous adapter au mieux dans la forêt de la complexité.
La résignation pourrait nous conduire à une dangereuse insouciance ou, diamétralement opposé, à l’application absolue (et donc mortelle) du principe de précaution, à savoir : « n’entamons rien de nouveau, car on n’est jamais sûr de rien ».
Dans ce cas, plus de progrès, plus de découvertes et pas de garantie pour autant que nous soyons à l’abri de l’imprévisible, par le seul fait que nous sommes des systèmes complexes en interaction.
La boîte à outils, composite (une pluralité de modèles, comme le disait Jean-Paul II) et évolutive, nous permettant de faire des choix à risques calculés au mieux, semble préférable au repli total sur ce qui existe, lequel ne nous met même pas à l’abri.
« Une veille attentive et quasi permanente peut nous aider à anticiper le développement de possibles phénomènes émergents. »
Dans ces outils, nous allons en décrire quelques-uns :
- La vigilance
Une veille attentive et quasi permanente peut nous aider à anticiper le développement de possibles phénomènes émergents, de bifurcations en genèse de détection de signaux faibles, sans savoir pour autant vers quoi, précisément, on évoluera, mais en tentant d’évaluer les possibles.
Différents observatoires, organismes ou sociétés de prospective stratégique, think tanks tant publics que privés, civils que militaires, s’attachent aujourd’hui de manière permanente à percevoir les signaux faibles et à en anticiper les effets. Citons l’Office of Net Assessment du Pentagone, l’association Futuribles en France, la WFS aux USA, Bilderberg, Carnegie Endowment for International Peace, Hudson Institute, Rand Corporation et les organisations Breugel et Itinera en Belgique, par exemple.
Aujourd’hui, s’il fallait dresser une liste incomplète, nécessairement, de signaux forts ou faibles, mais importants pour le futur, on pourrait citer :
- l’aversion au risque de nos sociétés développées ;
- la guerre de l’eau ;
- la guerre de l’énergie ;
- le réchauffement de la planète ;
- les fondamentalismes et le « savoir-vivre ensemble » ;
- une société évoluant vers moins de travail et donc, moins d’emploi et partant, davantage de loisirs ;
- un possible nivellement par le bas des exigences scolaires, dans un souci légitime, mais mal appliqué de démocratisation des études.
Ne risque-t-on pas, comme le dit Edgard Morin, que « la vacance des idées soit remplacée par l’idée des vacances ? »
- une démographie croissant plus rapidement que la mise à disposition des ressources adéquates ;
- la précision croissante (marketing, surveillance…) avec tous les risques inhérents pour la protection de la vie privée ;
- l’augmentation de la fréquence d’événements extrêmes : climat, accidents industriels, attaques terroristes ;
- la divergence croissante entre la richesse et le bonheur (l’expérience vécue devient plus importante que la possession) ;
- un univers intelligent (notamment dans son interactivité avec l’homme) : infrastructures, domotique, autoroutes et automobiles autoguidées, musées virtuels et interactifs…
- une durée de vie en augmentation, suite aux progrès de la médecine et à une meilleure prévention (travail jusqu’à septante-cinq ans, vie jusqu’à cent vingt ans, occupation des loisirs, financement des retraites…) ;
- l’orientation vers une organisation en projets, où des équipes se constitueront pour un temps limité autour d’un projet particulier. La sécurité d’emploi relèvera non plus d’un droit, mais plutôt de la compétence et de la réputation ?
- le développement d’organes de rechange via les cellules souches. Cette veille débouche notamment sur deux techniques d’anticipation qui sont la gestion du risque et la méthode des scénarios.
- Gérer le risque
Le risque est l’exposition potentielle à une nuisance, au danger de perte, de blessure, de problème… Différentes techniques existent aujourd’hui pour gérer le risque et cette discipline, en perpétuelle évolution, comprend les aspects suivants :
- analyser et comprendre la nature du risque et en déduire une estimation rationnelle ;
- examiner la probabilité du risque et de son impact ;
- réduire le risque brut au risque net (irréductible avec les données et techniques d’aujourd’hui) ;
- la prédiction et la prévention du risque ;
- la définition du seuil acceptable ou non et la caractérisation de la réversibilité ou non de l’impact ;
- la prise finale de décision, en faits et chiffres aussi bien qu’en âme et conscience.
Ainsi à la New Orléans, pour l’ouragan Katrina, la probabilité d’accident était moyenne, mais l’impact connu à l’avance comme allant être très lourd, vu l’état des digues. Or, on n’a rien fait pour réduire l’impact. Par ailleurs, on continue à bâtir largement au bord de la mer, dans des régions connues pour leur risque d’ouragan. On élimine ainsi la prévention du risque au nom de l’attrait, en termes immobiliers et donc économiques, de résidences « les pieds dans l’eau ».
- Méthode des scénarios
La méthode des scénarios relève de la prospective. La prospective a pour but d’explorer l’évolution, ses continuités, ses ruptures et bifurcations et, d’ainsi, déterminer un éventail de futurs possibles à terme de dix à vingt-cinq ans, voire plus.
Notons que dans l’élaboration des scénarios, l’abondance est, comme souvent, l’inverse de la pertinence.
Entre un scénario optimal, un scénario catastrophe et deux ou trois scénarios intermédiaires, on doit pouvoir préparer des réponses adéquates. Il va de soi que des méthodes systématiques ont été développées pour donner à ces scénarios, compte tenu des hypothèses de départ, suffisamment de rigueur et de robustesse.
Un des points importants est d’y inclure des Wild cards, c’est-à-dire des événements à très faible probabilité et très fort impact. Ce sont les fameux blacks Swans dont parle Nassim Nicholas Taleb dans son ouvrage Black Swans.
Imaginons l’utilisation de la méthode des scénarios pour définir les actions opportunes, selon qu’on répondrait oui ou non aux questions suivantes :
- Nous allons vers un conflit de civilisations ?
- La Chine dominera bientôt (10-20 ans ?) le monde ?
- La « vieille Europe » est sur son déclin et va vers une société de services et de tourisme, sans plus guère de centres de décision ?
- On ira vers une standardisation et une globalisation technologique dans le monde ?
- Le commerce va dominer le monde ?
- Il y a gros à parier que nous aurons une épidémie de grande envergure dans les prochaines années ?
- Le réchauffement de la planète est trop avancé pour que nous puissions en infléchir le cours ?
- Le commerce électronique, avec Google, E-bay, etc., va s’estomper au profit du retour du commerce traditionnel ?
- Les thérapies génétiques et l’utilisation de cellules souches vont être bloquées pour des décennies par des comités d’éthiques internationaux et donc ces actions feront l’objet d’un trafic illicite, une sorte de prohibition, comme pour l’alcool aux États-Unis dans les années 1930 ?
L’outil ne dit pas ce qui est bien ou non, mais a pour but, sur la base des hypothèses ci-dessus, de déduire les conséquences pour l’homme, l’écologie, l’économie, les équilibres géopolitiques, etc., et de préparer les capacités de réponse à l’un quelconque des scénarios envisagés.
- L’intelligence collective
L’intelligence collective constitue une autre technique d’approche de la complexité. Un journaliste américain, James Surowiecki, a publié un 2006 un livre relativement peu connu en Belgique, mais best-seller aux États-Unis : The Wisdom of Crowds. Le livre s’ouvre sur l’expérience du savant anglais Francis Galton, quasi octogénaire en 1906 et qui se rendait à une grande foire du bétail et de la volaille à Plymouth. Il tomba sur un concours où le public pouvait donner son estimation du poids d’un bœuf gras après découpe. Environ huit cents personnes achetèrent un billet et tentèrent leur chance, parmi lesquels des experts en la matière tels que les bouchers, les paysans, mais aussi des gens sans expérience particulière. Galton a eu l’idée, après le concours, d’emprunter les tickets réponse à l’organisateur du concours et conclut qu’il y avait sept cent quatre-vingt-sept réponses lisibles qu’il tenta d’arranger afin de voir si ces réponses obéissaient à une statistique particulière. Il calcula la moyenne des réponses qui représentait, en quelque sorte, la sagesse moyenne, en la matière, des participants, dont Galton s’imaginait, vu le nombre d’amateurs non éclairés, qu’elle serait éloignée de la réalité. Il n’en était rien : l’estimation moyenne collective était de mille cent nonante sept livres pour le bœuf après découpe, tandis que la réalité était de mille cent nonante-huit livres.
C’est ce thème que développe, tout au long de l’ouvrage, l’auteur. Les foules ou les groupes sont en fait remarquablement intelligents dans certaines circonstances bien définies et arrivent même souvent à de meilleurs résultats, collectivement, que les meilleurs experts, même si la plupart des membres du groupe ne sont pas particulièrement rationnels ni informés : c’est la wisdom of crowds. Google ne fonctionne pas autrement en faisant apparaître, quel que soit le sujet, d’abord les pages les plus demandées. Les conditions sont néanmoins d’avoir un groupe suffisamment important et diversifié dans ses membres qui doivent disposer de leur indépendance d’esprit. En effet, la qualité de la réponse globale dépendra des désaccords et des oppositions, et non du consensus, encore moins des compromis.
Tout se passe en fait comme si les erreurs des uns et des autres finissaient par se compenser mutuellement pour faire place à la « bonne solution ».
« Le problème des systèmes complexes vient du fait que cette analyse cartésienne, toujours utile, ne suffit plus à prévoir leur comportement. »
- Modèles et simulations
Certes, d’autres outils et techniques de modélisation et de simulation existent et se développent, mais notre but n’est que de donner un aperçu de la démarche. Des modèles, nous en utilisons chaque jour et pour en donner un exemple, citons la carte géographique ou routière. La carte n’est pas le paysage, mais nous permet de le modéliser à des degrés divers de précision, selon l’usage requis (de la mappemonde à la carte d’état-major pour randonneurs).
Parmi les modèles utilisés aujourd’hui, citons Les algorithmes génétiques développés par John Holland (1975).
Le principe en est simple et est basé sur la théorie de l’évolution de Darwin. Les critères, dans le vivant comme dans le théorique, peuvent être : la stabilité dans le temps, la longévité, la fécondité, la robustesse, etc.
On utilise également les automates cellulaires, sorte de damiers où chacune des cases peut être dans un état parmi plusieurs. On se sert de ce damier pour simuler l’évolution dans le temps d’un agent déterminé dont l’état est représenté par celui de sa case lequel variera en fonction de celui des cellules voisines, en fonction de règles, par exemple pour simuler la propagation des incendies de forêt ou les phénomènes de vieillissement biologique.
Le fil conducteur de l’exploitation de la complexité sous forme d’agents interactifs peut être illustré par trois idées maîtresses :
- Variation : quel est le bon équilibre entre uniformité (exploitation) et diversité (exploration) ?
- Interaction : qu’est-ce qui doit interagir avec quoi et quand ?
- Sélection : quels agents ou stratégies doivent être imités et lesquels doivent être éliminés ?
Ainsi, une société industrielle peut investir dans le développement de nouveaux produits ou services (l’exploration) ou dans la diminution des coûts de produits existants (l’exploitation).
On constate que l’exploration est particulièrement utile :
- quand les problèmes sont d’ordre général et à long terme ;
- si l’on peut rapidement mesurer l’impact, positif ou non, d’une exploration ;
- quand les situations où les risques de catastrophe liés à l’exploration sont faibles (et revoici apparaître le principe de prudence, sinon de précaution). Il en va de même quand l’évolution actuelle (sans exploration) est considérée comme conduisant à une très mauvaise situation (syndrome du « pas grand-chose à perdre » ou du danger dans le statu quo). La complexité peut être, ici, source de solutions, si on la gère de manière adéquate.
- L’interaction
Ici, la question est : qu’est-ce qui doit interagir, avec quoi, et quand ? Peut-on, doit-on, accroître la proximité de certains agents, sous certaines conditions, afin de les faire interagir davantage ou plus tôt, ou faut-il, au contraire, ériger des barrières dans le temps ou dans l’espace ?
Ces mécanismes d’interaction sont eux fort utilisés dans la génération, la gestion et la promotion des réseaux sociaux, la mise en place de systèmes informatiques, la maîtrise des épidémies, la gestion de problèmes politiques, etc. Ici encore on peut exploiter la complexité pour atteindre certains objectifs.
- La sélection
La question sera ici de savoir quels agents ou stratégies détruire et quels agents ou stratégies dupliquer afin de promouvoir les adaptations souhaitées (il s’agit ici d’agents non humains).
Il est ainsi intelligent de généraliser une configuration qui marche (sélection de stratégie ou d’une solution qui a fait ses preuves dans un contexte identique ou au moins similaire).
Ces méthodes d’analyse et de commande de systèmes complexes auto-adaptatifs sont utilisées pratiquement aujourd’hui, quoiqu’en développement permanent, et ont le potentiel pour jeter des ponts entre les sciences dites exactes et les sciences humaines, ainsi que pour tenter de maîtriser la complexité.
Aussi, quand certains gourous prétendent nous ouvrir les portes dérobées de la connaissance, les avenues du progrès, voire de nous révéler à nous-mêmes et de donner un sens à notre vie, eux « qui ont compris et qui savent », par quelques séminaires ou lectures, soyons circonspects.
En utilisant des métaphores venant des sciences dites exactes, en se référant, hors contexte, à quelques citations de grands philosophes, en remplaçant parfois la véracité par l’assertivité, il est aisé de proposer le remplacement du désarroi ou de l’anxiété sourde de notre monde d’aujourd’hui par des recettes et du prêt-à-penser.
Mais, comme le disait Condorcet : « La vérité appartient à ceux qui la cherchent et non point à ceux qui prétendent la détenir » (Condorcet, Discours sur les conventions nationales, avril 1791).
« Les foules ou les groupes sont remarquablement intelligents dans certaines circonstances et arrivent même souvent à des résultats supérieurs à ceux des meilleurs experts. »
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Informations complémentaires
Année | 2010 |
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Auteurs / Invités | Michel Judkiewicz |
Thématiques | Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses |