Après quarante-cinq ans de présence musulmane en Belgique : « Sire, il n’y a pas d’islam belge »

Chemsi CHÉREF-KHAN

 

UGS : 2006033 Catégorie : Étiquette :

Description

La religion, la culture islamique concernent un très grand nombre de citoyens belges ou de personnes résidant en Belgique.
Mais quel islam « belge » voulons-nous ?
Nous vous proposons une prise de position engagée en faveur d’un islam libéral, laïc et humaniste, dégagé de l’« islam des mosquées » comme de l’« islam des ambassades », une détermination fondée sur le respect de l’État de droit et des valeurs de notre démocratie.

Vu la gravité du moment, due aux difficultés croissantes du vivre ensemble avec un « certain » islam, permettez-moi, Sire, de paraphraser la célèbre Lettre au Roi de Jules Destrée : « Sire, il n’y a pas de Belges ».

En effet, après quarante-cinq ans de présence musulmane en Belgique, et plus de trente ans après le vote de la loi du 19 juillet 1974 par laquelle le législateur d’alors exprimait son souhait de « favoriser l’émergence d’un islam belge soustrait aux influences étrangères », on est très loin de pouvoir affirmer que les divers islams transplantés au fil du temps dans notre pays aient convergé vers cet « islam belge » que le législateur de 1974 souhaitait voir soustrait aux influences étrangères.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, prenons soin de lever un malentendu largement et plus ou moins sciemment entretenu.

Contrairement à ce que l’on affirme hâtivement et donc abusivement, la loi de 1974 ne reconnaît pas l’islam en tant que tel, mais bien les « administrations chargées de la gestion du temporel du culte musulman », ce qui signifie tout autre chose que reconnaître l’islam dans sa doctrine. Du reste, on est en droit de s’étonner qu’un débat sur la compatibilité de la doctrine communément admise de l’islam, avec l’État de droit qu’est la Belgique où un droit positif s’impose à tous les citoyens quelles que soient leurs origines ou confessions, n’ait pour ainsi dire encore jamais eu lieu.

Reconnaissons que si les diverses déclinaisons de l’islam pluriel que l’on rencontre dans notre pays sont de plus en plus tributaires de puissances étrangères (ou de mouvements de prédication), c’est que quelque part, dans la façon dont nous avons voulu intégrer l’islam dans le paysage institutionnel historique des cultes en Belgique, nous nous sommes trompés. Avec le recul, il n’est pas difficile d’observer qu’endéans les quarante-cinq années de présence musulmane dans notre pays, nous n’avons fait que mettre à de multiples reprises la charrue avant les bœufs. N’avons-nous pas commencé, dès la fin des années soixante, par confier aux représentants de la très conservatrice Arabie saoudite, la mission de représenter les musulmans de notre pays (qui, eux, venaient pour la plupart du Maroc et de Turquie) ? N’avons-nous pas fait du pavillon oriental de l’Exposition de 1958, le Centre islamique et culturel avant d’en faire le siège de la Ligue islamique mondiale, instrument de prosélytisme wahhabite, et la grande Mosquée de Bruxelles ?

Pourquoi, en 1974, voter la loi « reconnaissant » l’islam, sans autre forme de procès (en clair, sans débat sur la doctrine notamment juridique de ce culte), si ce n’est pour être agréables aux pays producteurs de pétrole dont nous convoitions les pétrodollars et les fameux « contrats du siècle », les uns après les autres ? Sans débat sur la doctrine et, surtout, sans très bien savoir quel islam on reconnaissait ? Avec le recul, il serait aussi intéressant de savoir d’où venait l’idée, ô combien erronée, selon laquelle « étant gardienne des lieux saints de l’islam », l’Arabie saoudite ne pouvait être que le « Vatican » de ce culte, considéré à tort comme étant monolithique.

Une fois le culte musulman reconnu, n’avons-nous pas confié au même Centre islamique wahhabite (la tendance la plus conservatrice, pour ne pas dire rétrograde, de l’islam), le soin de désigner des professeurs de religion islamique, arrivant pour la plupart directement de l’étranger, la plupart du temps sans une maîtrise correcte de nos langues nationales ? Avec quelle formation et pour enseigner quel islam ? Sachant que le gouvernement de la Communauté française vient seulement maintenant, au printemps 2006, de confier à une organisation extérieure une étude relative à la formation des professeurs de religion islamique qui donnent cours déjà depuis des années dans nos écoles et dont certains partiront bientôt à la retraite, on est en droit de se poser des questions quant au sens des responsabilités de nos dirigeants, depuis le vote de la loi de 1974.

À la décharge de ces derniers, reconnaissons que les musulmans de notre pays ont été parfaitement incapables de s’entendre et de s’organiser pour mettre sur pied l’« organe-chef du culte musulman », institution totalement étrangère à la tradition islamique, mais indispensable selon le système administratif traditionnel de la Belgique, pour que les autorités publiques aient un interlocuteur officiel pour la gestion du temporel du culte musulman.

Nous ne reviendrons pas sur les circonstances tragiques de l’affaire dite « des enfants », de la découverte du martyre de la petite Loubna Benaïssa, victime d’un déséquilibré belgo-belge, et à cette occasion, sur l’acuité du problème, ô combien emblématique des « parcelles islamiques » dans nos cimetières, sur la « marche blanche » et l’émotion populaire qu’elle a suscitée, pour expliquer comment en décembre 1998, notre pays a été amené à organiser les premières élections dites « islamiques ». Tout le monde, à l’exception de quelques-uns (dont Ali Daddy, auteur du remarquable Le Coran contre l’intégrisme), s’est réjoui de la tenue de ces élections au « suffrage universel ».

Apparemment, personne ne s’est posé la question de savoir pourquoi la Belgique était le seul pays au monde (en ce compris les pays musulmans) à organiser des « élections islamiques », pourquoi les musulmans de notre pays étaient les seuls à être invités à élire au « suffrage universel » leurs représentants, (même les laïques, donneurs de leçon, à juste titre, en matière de démocratie, ne procèdent de la sorte !), et pourquoi recourir à ce merveilleux outil de démocratie participative qu’est le suffrage universel pour mettre sur pied ce qui n’est jamais qu’un « organe administratif chargé de la gestion du temporel du culte musulman ».

Suffrage « universel » ou non, à peine quinze à vingt pour cent de nos concitoyens de culture ou de confession musulmanes ont participé aux deux élections organisées quasi exclusivement au départ des mosquées, à quelques années d’intervalle. Un tel mode de scrutin ne pouvait que favoriser les « islams des mosquées » et les « islams d’ambassades », au détriment de l’islam sécularisé de l’écrasante majorité de nos concitoyens dits musulmans qui, ne se sentant pas concernés par ces élections, n’y ont pas pris part. Il est dès lors particulièrement choquant d’entendre dire de l’Exécutif élu par une poignée d’électeurs qu’il « représente l’ensemble des quatre cents à cinq cent mille musulmans de Belgique ».

La représentation du culte musulman en Belgique n’est pas seulement l’affaire des musulmans de notre pays. Elle interpelle l’ensemble des citoyens démocrates désireux de vivre ensemble dans le respect mutuel. Le moment n’est-il pas venu de nous pencher sur le vœu du législateur de 1974, et sur ce que celui-ci entendait par un « islam soustrait aux influences étrangères » ?

Qu’il s’agisse de « l’islam des Lumières » (cher à Malek Chébel et autres « nouveaux penseurs de l’islam »), qu’il s’agisse d’un « islam d’ouverture » (selon les promoteurs du « collectif » du même nom, ayant vu le jour à Bruxelles, l’été dernier) ou « l’islam du bel-agir » mettant l’accent sur l’éthique islamique qui forme l’essentiel du message coranique (selon la proposition de Ali Daddy, déjà cité), et enfin, qu’il s’agisse d’un « islam libéral, laïc et humaniste » tel que nous défendons, l’islam belge ne peut en aucun cas être un islam communautariste, identitariste, « englobant » (comme l’était le christianisme de l’époque médiévale). Les musulmans progressistes de notre pays veulent participer au débat sur les valeurs communes. Ils défendent un islam de la sphère privée, dépouillé de ses scories juridiques datant d’une autre époque et venant d’autres lieux qui ne brillent pas par leur engagement humaniste. Ils ne veulent pas d’une caricature de religion réduite à un catalogue de « licites » et d’ « illicites » que l’on voudrait imposer à nos écoles. Ils veulent retrouver la pureté originelle du message éthique et spirituel du coran qu’ils proposent de lire avec les yeux du vingt et unième siècle, en Belgique, au cœur de l’Europe.

Après quarante-cinq ans de présence musulmane en Belgique, et une gestion tâtonnante du culte islamique, reconnaissons, Sire, que nous nous sommes trompés. Ayons dès lors le courage de décider : je n’efface rien, je recommence !

Le moment nous semble venu, en effet, de nous demander ce que nous voulons vraiment : un « islam belge » ou des « islams en Belgique » ?

En ce début de vingt et unième siècle, l’opinion publique belge est-elle en phase avec le législateur de 1974, pour souhaiter l’émergence d’un islam soustrait aux influences étrangères ou, au contraire, s’accommode-t-elle fort bien de la pluralité et de la diversité des islams transplantés ?

Le débat sur cette question ne concerne pas exclusivement nos concitoyens musulmans. Il concerne aussi tous ceux et toutes celles qui sont préoccupés par le vivre ensemble dans un État de droit. Il s’agit, du reste, d’un débat bien plus politique, au sens noble du terme, que religieux ou, encore moins, théologique.

Notre thèse à nous est claire : vouloir un « islam belge » ne signifie pas imposer un islam monolithique « libéral », à la place d’un autre islam tout aussi prétendument monolithique, mais qui serait « conservateur ». Un islam belge ne signifie pas gommer l’extrême diversité des islams transplantés. Il signifie néanmoins la recherche d’un « socle commun », dans les limites qu’assigne l’État de droit à l’islam, comme à toutes autres formes d’expression religieuses, ni plus, ni moins.

Si par exemple, on n’hésite pas à qualifier de « sectes » les Témoins de Jéhovah, l’Église de Scientologie, ou certaines églises néo-évangélistes, il n’y a pas de raison de ne pas qualifier de sectes, voire d’idéologies subversives, certaines déclinaisons outrancières et fanatiques de l’islam, et de les traiter avec la vigilance qui s’impose.

En revanche, si l’opinion publique en général, celle de nos concitoyens musulmans, en particulier, s’accommodent fort bien de la diversité des islams transplantés, non seulement sans y voir malice, mais allant même jusqu’à le souhaiter comme source de « richesse multiculturelle », il faudrait, d’une part, en mesurer les conséquences et, d’autre part, accepter de débattre de la « compatibilité » de certaines déclinaisons de ces islams avec notre État de droit.

Accepter la diversité des islams implique-t-il de s’incliner devant n’importe quel enseignement, voire de n’importe quelle propagande religieuse, au nom du respect de la différence ou de la liberté religieuse ? Quelle pertinence y a-t-il à parler d’un « droit musulman », dans un État de droit où le « droit positif » s’applique à tous les citoyens, quelles que soient leurs convictions philosophiques ou religieuses ?

Faut-il accepter sans broncher que nos enfants « subissent » des cours de religion (pas seulement d’islam) dont le contenu mènerait tout droit vers une forme de schizophrénie, en les obligeant à vivre un conflit de loyautés, entre la fidélité à certains enseignements prétendument religieux (comme le « créationnisme » ou la « lapidation de la femme pour adultère »…) et le respect des vérités scientifiques ayant subi l’épreuve de la critique de la raison et le respect des valeurs humanistes sur lesquelles se fondent nos sociétés ?

Et enfin, de quoi se nourrissent certaines formes de communautarismes ethnico-religieux, si ce n’est du respect absolu que l’on exige de tous à l’égard de toutes revendications identitaires, pour ne pas dire identitaristes ?

Entre un « islam belge » délibérément et volontairement soustrait à certaines influences étrangères, et des « islams transplantés », plus ou moins livrés à eux-mêmes, nourrissant au pire des projets politiques totalitaires, au mieux un fondamentalisme strictement religieux, mais d’un autre âge, on le voit, le choix est loin d’être neutre, anodin.

Quel islam reconnaître et financer par des deniers publics ?

Et enfin, tout compte fait, pourquoi ne pas réfléchir à une voie médiane ? Plutôt que reconnaître artificiellement « un » islam, ou s’incliner devant l’extrême diversité (ingérable !) des islams transplantés, ne pourrions-nous pas encourager les musulmans de notre pays à choisir entre deux courants historiques majeurs de l’islam ? L’un, plutôt conservateur, s’inspirant d’une lecture littéraliste du coran, faisant la part belle aux mollahs et autres intermédiaires autoproclamés entre Dieu et les croyants, mettant l’accent sur les diverses jurisprudences du droit musulman, et à l’extrême, faisant de la religion un catalogue de permis et d’interdits, de licites et d’illicites, voire une idéologie politique totalitaire. L’autre, fidèle à la pureté originelle du message éthique et spirituel de l’islam, proposant une lecture du coran avec les yeux du vingt et unième siècle, mettant l’accent sur la liberté du croyant en « colloque singulier » avec le Créateur, respectant l’État de droit, les autres croyants comme les non-croyants, bref cet islam libéral, laïc et humaniste que nous appelons de nos vœux.

L’enjeu, de nos jours, n’est donc pas de faire de nos imams (simples conducteurs de prières), des « ministres du culte », institution inconnue dans la tradition musulmane. La première préoccupation devrait être de donner aux imams actuels et futurs une formation digne de la pureté spirituelle de l’islam et du respect que nous devons à nos concitoyens musulmans, tandis que les futurs professeurs de religion islamique devraient être obligatoirement formés dans nos établissements d’enseignement supérieur.

L’enjeu ne nous semble pas être non plus de nommer un ou des muftis qui viendraient de l’étranger pour dire aux musulmans de Belgique comment assumer leur islamité dans un pays où ils ont vu le jour ou grandi.

Et plutôt que confier à une commission d’experts des études sur le financement des cultes, experts qui « sagement » recommandent d’augmenter les crédits, plutôt que nous interroger sur le seul culte musulman, ne serions nous pas mieux inspirés, Sire, en nous interrogeant d’abord sur la place de l’ensemble des cultes (et de la laïcité organisée) dans la Belgique du nouveau siècle ? Ce serait, nous semble-t-il, une excellente occasion de rafraîchir les idées quant aux « présupposés d’utilité sociale » des cultes (qui justifierait la reconnaissance) et au « présupposés de solidarité » (qui fait que les cultes sont financés par l’impôt de tous, plutôt que par les contributions des bénéficiaires exclusifs des services rendus par les cultes).

Nous sommes persuadés, Sire, que tout ce débat nous permettra de faire un immense pas en avant sur la voie du « mieux vivre avec l’islam de notre pays, dans le respect de nos valeurs ».

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Informations complémentaires

Année

2006

Auteurs / Invités

Chemsi Chéref-Khan

Thématiques

Humanisme, Islam, Lutte contre les exclusions / Solidarité, Réflexions à propos de l'islam, Religions, Vivre ensemble

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