Après… ou le silence des hommes

Marie-Paule Haar

 

UGS : 2013033 Catégorie : Étiquette :

Description

Un matin de l’été 1970, ma mère reçut un courrier laconique à en-tête de la petite commune où était enterré son oncle maternel, mon grand-oncle.

Tout le cimetière, y compris la pelouse réservée aux combattants de la Grande Guerre, allait être transféré en périphérie, pour ainsi dire à la campagne. Autour de l’église néo-gothique où il reposait depuis dix-sept ans, paisiblement aligné entre ses compagnons d’armes, devait se construire le parking destiné au nouveau local des fêtes.

Ma mère, dernière descendante connue, était invitée à assister au transfert de la dépouille de son parent, une petite cérémonie s’en suivrait.

Jamais elle n’avait songé enterrer une seconde fois le frère célibataire de sa mère. C’est pourtant, respectueuse de cette obligation familiale, qu’elle décida de s’y rendre.

À son arrivée, le cimetière n’était plus le lieu de repos auquel on s’attend. Plus d’allées ratissées, plus de parterres fleuris, seulement un chantier labouré par d’énormes engins de terrassement. Des pierres aux palmes sculptées, s’appuyaient contre un mur et à même le sol, une vingtaine de sacs de plastique étiquetés, attendaient les familles dans des émanations pestilentielles. Il faisait très chaud.

Ébranlée par ce décor dantesque, un mouchoir sur le nez, elle longeait la série de sacs se penchait fréquemment avant de lire sur l’un des derniers, plus petit qu’une mallette, le nom de l’oncle Florimond.

Un paquet d’os entassés pêle-mêle dans ce cercueil de fortune, étaient les restes de son parent qui avait donné quatre années de sa jeunesse et une patte devenue folle qu’une attelle de cuir et de métal permettait de tenir tendue.

En effet, l’oncle Florimond n’était pas mort au front, mais s’était contenté de poursuivre une vie compliquée d’infirme dans le plus grand anonymat.

Une fois démobilisés, à quelle gratitude pouvaient s’attendre tous ces jeunes, sinon la pension militaire d’invalidité chichement calculée selon des pourcentages. Après tout, ils étaient vivants ! On ne revendiquait rien à l’époque, déjà heureux que les proches n’aient pas à lire leur nom sur le monument aux morts fraîchement inauguré dans chaque village. Au contraire, on les devinait fiers d’avoir pu lutter.

Pour cette génération le mot « patrie » avait encore un sens et, le diplôme d’honneur de l’oncle, soigneusement encadré, n’avait jamais quitté le dessus de cheminée de sa chambre, ni sa précieuse croix de feu, le tiroir de sa table de nuit.

Qui était-il, sinon un homme tout simple qui avait vécu le reste de sa vie avec sa sœur de trois ans sa cadette ? Son beau-frère, lui était bien mort au front et on admirait sa bravoure.

En plus de sa jambe détruite, d’incessants lancements dans la tête le rendaient fou lors des pics de douleur. Aucun remède ne pouvait vraiment le soulager. Il se contentait de vider des tubes d’aspirines et de se serrer très fort un bandeau autour du crane ce qui remplaçait peut-être un mal par un autre.

Combien d’examens n’avait-il pas subi ? « Nous ne voyons rien d’anormal, affirmaient les médecins-conseils, ce doit être psychologique. » Le mot était lancé. Le maître du soupçon (Freud), nouveau guide de notre inconscient à tous, venait à chaque fois et fort à propos au secours de ces messieurs dans l’embarras. Au moins, n’osait-on plus lui dire « Vous n’avez rien. » Comment déceler, il est vrai, des lancements, des sifflements, des coups de marteau-piqueur dans cette tête en apparence normale dont la vue même n’était pas altérée en dehors des crises. Fallait-il être une « gueule cassée » pour susciter un peu d’intérêt ? Dieu sait pourtant si ses exigences étaient modestes. Il voulait seulement moins souffrir.

Ses occupations, devenues peu exigeantes elles aussi, se limitaient a l’entretien du jardin, au journal du matin, à un concert classique l’oreille collée à la tsf, si toutefois il tenait jusqu’au bout et peut-être dans ses bons moments, la petite chope au café « Chez Silvain » où, entre anciens, on tapait volontiers la carte. Par beau temps, la satisfaction tenait encore à moins de choses, de longs silences sur le banc à l’orée du bois où les quatre mêmes se retrouvaient, suffisaient à se comprendre. Lui, la canne entre les genoux, les mains par dessus fumait sa pipe à petites bouffées. Aucun n’était intact, tous taisaient leur misère et de cette étrange connivence découlait une profonde amitié.

C’est de cette façon que j’avais connu mon grand-oncle vieillissant, de ma naissance à mes dix ans, quand il mourut. Lorsque, plein d’affection, il me considérait comme sa petite-fille. Par la force des choses, il était devenu l’un des grands-pères que je n’avais pas eu. Moi, j’habitais la grande ville. Je fréquentais un pensionnat au climat froid et sévère qui prêtait à l’année scolaire une sensation d’éternité.

La fin de juin se vivait pourtant en grande fébrilité à l’idée de retrouver mes cousins éloignés et de m’adonner avec eux dans le grand jardin de province à d’interminables parties de croquet et une foule de jeux des plus fantaisistes. Je les retrouvais tous les mois de juillet passés à la campagne chez grand-mère et mon oncle-gâteau.

Avec lui aussi, en dehors des crises où il restait assis dans l’obscurité de l’antichambre, nous nous affrontions lors de parties de dominos épiques, alternées heureusement par de paisibles promenades.

Si nos ballades étaient limitées, elles n’en étaient pas moins ponctuées d’arrêts passionnants. Connaissant les sentiers les plus magiques de la forêt toute proche, pour y avoir toujours vécu, à quoi bon déménager sa douleur ! Chaque arbre, chaque fruit sauvage m’était devenu familier grâce à lui. Jusqu’aux oiseaux qui semblaient me parler. « Écoute le pic épeiche qui tape sur le bois pour en extraire les vers, et là, observe cette sitelle qui descend du tronc la tête en bas, elle est rare cette faculté, tu sais. » Quelle leçon de vie et de nature pour l’enfant de la ville qui d’ailleurs chipait ses tomates pour les savourer comme un fruit mur, cachée au fond du potager. Ce qu’elles étaient goûteuses ! L’oncle fermait les yeux sur ces larcins, feignant d’accrocher correctement ses haricots aux longues perches qu’il dressait tous les ans.

Ce mois d’été passait comme un rêve entre les tartines de quatre heure, les visites chez la voisine pianiste et parfois l’autorisation d’une présence silencieuse aux soirées de grandes personnes de grand-mère, présidente d’un club de botanistes amateurs. L’oncle Florimond se moquait bien du titre honorifique dont on avait affublé sa sœur, les céleris à lui étaient bien plus vigoureux. « Laissons les spécialistes deviser entre eux », comme il disait l’œil moqueur.

Certains matins favorables, il sortait son costume sombre de la naphtaline, brossait son feutre gris et sa canne à la main s’accordait un petit voyage dans les Polders. Chaque gare était proche et dans les trains, la plaquette bien utile des anciens combattants lui assurait toujours une banquette seule pour allonger sa jambe. Cette diversion d’une journée lui permettait de rejoindre un autre compagnon du front retiré dans le home des anciens de la Grande Guerre. Un bâtiment bas avec pignons à gradins en briques rouges où des vieillards solitaires, souvent très mutilés, passaient une retraite austère. C’est là que je veux mourir, annonçait-il à chaque retour. Sa sœur, consciente d’une qualité de vie que ce refuge aux pratiques militaires était incapable de lui offrir, acquiesçait volontiers, mais n’en pensait pas moins.

Puis le quotidien reprenait son cours pénible et le grand-oncle s’y engouffrait docilement jusqu’à la prochaine visite.

Nous étions alors à la moitié de l’été et, au mois d’août, maman, mes deux grands-mères et moi partions à notre tour pour la mer du Nord. Papa louait toujours le même appartement à la digue, mais occupé la semaine, n’y passait que de longs week-ends. J’adorais ces paisibles périodes estivales où il fallait respirer à fond pour emmagasiner l’iode de toute une année.

Le moment venu, l’oncle Florimond nous rejoignait pour une semaine au maximum. C’était son choix. Par crainte d’être surpris par une migraine ou celle d’abandonner ses rangées de poireaux, une semaine lui suffisait. Il ne visitait pas son ami du home, car il avait un autre projet tout aussi important pour lui.

J’avais sept ans et comptais bien cette fois l’accompagner. Les grands-mères insistaient pour que je joue à la plage, maman fabriquerait des fleurs en papier crépon, on visiterait le petit bazar. À bout d’arguments, on me passait une robe de dimanche et des sandales fraîchement blanchies.

Vingt kilomètres seulement nous séparaient de Dixmude, du « boyau de la mort ».

Pas trop impressionnée, la main seulement bien serrée dans celle du vieil homme, je traversais pour la première fois les tranchées aux brèches plus bricolées que restaurées, à croire que la Seconde Guerre avait déjà chassé l’autre. Mon pas ajusté au sien, j’avançais habitée d’un sentiment d’importance. J’étais digne de visiter, d’accompagner pour un moment la méditation de mon héros à moi, pourtant si normal. Le lieu trop irréel pour me faire peur, invitait pourtant au silence et ces quelques minutes me semblaient presque sacrées.

Étaient-ce des vacances pour cet homme secret ou un répit d’air marin ? Non, plutôt un pèlerinage quelques années encore renouvelé avant que trop de ses difficultés n’anéantissent toute idée de retour.

Au fil des années, ce dédale de sacs de sable qui avaient mangé tant de vivants était devenu un musée. Chacun avait tant lu déjà sur ces faits de guerre qu’ils en devenaient des images d’Épinal. On était mort pour l’histoire. Que de spécialistes n’avaient pas tenté d’analyser la vision froide du commandement, d’en décrypter les stratégies. Que tout cela était glorieux !

Lui sans doute ne revoyait que la faim, les poux, la boue, les corps disloqués qu’on évacue entre deux rafales et le bruit, ce bruit étourdissant dont son cerveau gardait la trace indélébile.

Songeait-il parfois, le boiteux, aux semaines qui suivirent à l’hôtel Océan, à tenter de revalider vainement des articulations broyées et des muscles en charpies. Cet hôtel-hôpital où le roi Albert lui avait serré la main, demandé de ses nouvelles comme à son voisin de salle, qui intimidé répondait « Je vais mieux, Monsieur le Roi ». Ce qu’ils s’étaient moqués de ce pauvre type après coup, tous les jeunes éclopés ! Ou à la princesse Marie-José qui déposait à chaque chevet la denrée précieuse entre toute, une corbeille de fruits frais. Rares souvenirs réconfortants, pour ne pas dire ineptes, en regard des événements, qu’il acceptait à peine d’évoquer si on le lui demandait.

« Elle était comment, dis, la princesse ? Et bien, elle avait une énorme chevelure toute frisée retenue par un ruban bleu… C’est tout ?… Oui c’est tout… »

C’était Sa guerre, que dire de plus ?

Moi je m’embrouillais un peu, papa aussi avait fait la guerre, m’avait-on dit. Ce ne devait pas être la même.

Comment les souvenirs d’une vie bien entamée déjà, pouvaient-ils être déterminés à jamais par quatre années si lointaines ? Personne ne les avait donc aidé à se confier ces rescapés de l’enfer, à exprimer l’intimité de leur douleur, tenté un début d’apaisement ? Les plaies physiques étaient soignées selon les connaissances du moment. Mais ils étaient si nombreux ! Alors comprendre les fragilités, ce condensé de réalité des cœurs laissés pour compte, des vies à la dérive. On ne savait pas.

Renvoyés à ce qui leur restait de familles, le temps penserait bien les plaies.

Un moment, les proches avaient respecté le repli mental de ce garçon taiseux puis le quotidien avait légitimement repris ses droits. Les plus jeunes fondaient des familles, de bonnes années s’annonçaient enfin. Il fallait oublier.

Lui, sans l’avoir tué physiquement, ces quatre années l’avaient laissé en rade, obligé de construire par renoncements successifs un avenir brutalement si différent. Car il fallait tenir debout moralement aussi, étouffer les ambitions, les désirs inassouvis, s’adapter tant bien que mal pour ne pas devenir asocial.

Il avait tiré un mauvais numéro voilà tout et il avait voulu la faire cette guerre.

Le recueillement annuel à l’Yser se terminait invariablement par une gaufre légère qui blanchit le nez de sucre fin. Par les balançoires en forme de barquettes qui vous lancent joyeusement vers le ciel. Lorsqu’il sortait sa montre de gousset, il fallait penser au retour et nos retards invariablement grondés nous rendaient toujours plus complices.

Vers cinq heures, les femmes parlaient de quitter la plage. Le sable devenait froid. Le grand-oncle assis sur la digue repliait son fauteuil de toile et son journal et, de sa démarche claudicante, quittait le premier pour acheter le gros paquet de crevettes que la famille décortiquerait joyeusement autour de la table du soir.

Le moment venu, il retournait chez lui, après quelques journées encore passées à regarder les châteaux de sable qui s’écroulent à marée montante, à l’image de ce qu’avait été sa vie.

Deux gendarmes sonnèrent à la porte de grand-mère. Ils montraient les documents d’identité du blessé. Il n’était pas rentré. Elle attendait transie d’inquiétude, personne n’avait pu la renseigner. En soirée, elle se trouvait au chevet de son frère, assez confus. Ma tête, j’ai mal, tellement mal. Calme-toi, tu es tombé. Tombé, où, quand, je ne me souviens de rien, se dépatouillait-il comme pour s’excuser de l’embarras qu’il causait. Je n’ai plus ma montre, qu’a-t-on fait de ma montre et de mon vélo ? Puis ce fut le coma dont il ne sortit plus.

Enfui définitivement dans son silence, il nous quittait à jamais.

Le jour du premier enterrement, il gelait et les fossoyeurs, dans l’incapacité de creuser le sol, avaient placé son cercueil dans une petite remise à outils qui n’avait rien d’une chapelle ardente. À croire, que ce cimetière ne voulait de lui que par intérim.

Une vie sans éclat, sinon celui d’un courage quotidien venait de s’éteindre. Une vie qui nous avaient tant marquées, ma mère et moi, par sa gentillesse, sa fidélité aux êtres autant qu’aux belles et bonnes causes qui étaient siennes, se transformait lentement déjà en souvenir.

Maman rentrée en famille sous la canicule, n’en pouvait plus, pétrifiée qu’elle était de fatigue, de chagrin et d’indignation. Ce sac étiqueté par une main anonyme pouvait-il à lui seul résumer une humanité de laquelle on aurait voulu apprendre tellement plus.

Les tranchées de l’Yser, qui connaît encore, sinon pour les récupérer par les propagandes faussées de certains ?

Le cours d’histoire, lui, a supprimé cette période depuis belle lurette.

Des années plus tard, j’ai voulu retourner avec mes petits-fils au « boyau de la mort ». Ils tombaient des nues, ces jeunes de l’immédiateté, de la violence banalisée au quotidien. Seules de vagues dates leur parlaient encore. Qu’était-il vraiment arrivé ? Ils lisaient les écriteaux tout neufs envahis de colère et d’émotion. Leur discours s’embrouillait à la vue de photos terribles. Tout devenait soudain si concret.

À la fin du parcours un grand silence nous habitait tous les trois.

Était-il possible que des jeunes gens de leur âge, de leur famille de surcroît, aient tant souffert dans leur chair et leur âme pour un lambeau de terre inondée ?

« Je dois absolument en parler au titulaire » affirma mon cadet profondément troublé.

2014 sera le centième anniversaire de le Grande Guerre.

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Informations complémentaires

Année

2013

Auteurs / Invités

Marie-Paule Haar

Thématiques

Mort, Qualité de la vie / Bien-être, Respect