Abeilles, couleurs de reines et couleurs des Toiles@penser…

Baudouin DECHARNEUX

 

UGS : 2021003 Catégorie : Étiquette :

Description

Alors que nous discutions sur la façon de distinguer les différentes « Toiles@penser » que La Pensée et les Hommes propose à ses abonnés et à ses lecteurs fidèles, l’idée est venue d’adopter le code en vigueur en apiculture lorsqu’il s’agit de « marquer » les reines. En effet, chaque année, un code différent est adopté par convention de sorte que, lors de la visite d’une ruche, l’apiculteur aperçoit directement la reine sur le cadre où elle circule, voire exceptionnellement sur une des parois du corps de ruche qui abrite le couvain. En conséquence, il peut manipuler l’ensemble sans porter préjudice à l’essaim, par exemple, en blessant ou tuant involontairement celle qui est « la mère de toutes et de tous ».

Si la ruche a essaimé, au printemps, et qu’une nouvelle reine y est à l’ouvrage, si la vielle reine est remplacée, et qu’une nouvelle y est introduite, alors, on la marque selon le code suivant :

CouleursChiffre de fin d’année Années
Blanche 1 et 6 2011, 2016, 2021, 2026
Jaune 2 et 7 2012, 2017, 2022, 2027
Rouge 3 et 8 2013, 2018, 2023, 2028
Verte 4 et 9 2014, 2019, 2024, 2029
Bleu 5 et 10 2015, 2020, 2025, 2030

 

La couleur marque donc une sorte d’éternel retour de l’identique. Elle rend visible ce qui se perçoit mal à l’œil. Elle dit l’essentiel pour l’économie du tout. Elle s’oppose directement à l’aphorisme d’Héraclite d’Éphèse qui soutenait qu’une harmonie cachée vaut mieux qu’une harmonie visible.

Par un curieux retour de la pensée, le « maître des ruches » mesure-t-il l’étrange traitement qu’il fait subir aux hyménoptères dont il se targue de prendre soin ? « Marquer la reine », c’est aussi s’assurer de la repérer pour, le jour venu, la remplacer. Pour le bien de la ruche, pour sa rentabilité, pour maintenir sa cohésion… On ne sait trop les effets d’un tel traitement. Si les études classiques soutenaient avec fermeté qu’il n’est qu’un et qu’une seule reine dans chaque essaim, les recherches plus récentes, fondées sur des observations plus fines sur le plan technologique, suggèrent que l’ancienne et la nouvelle cohabitent parfois un certain temps avant que, le mauvais temps venu, l’aînée n’opte pour un dernier voyage hors de l’antre bruissante dont elle fut l’âme.

Un cadre d’abeilles « buckfast ».

À la hauteur du premier tiers de l’image, au centre, on voit la reine, de belle taille, entourée de sa cour, marquée d’un point « vert », signe distinctif de l’année 2019.

(Photo d’Anne VOGELEER,
rucher de Genappe, Wallonie)

Il est incontestable que la fable de Mandeville trouve un écho direct dans l’art apicole lui-même. Marquer pour mieux remplacer, donner l’origine pour mieux exploiter, faire croître pour mieux profiter. Le cercle n’est guère vertueux ; il est pourtant profitable aux deux parties. Le travail de l’apiculteur, s’il est bien compris, contribue largement au développement et à la prospérité de la ruche ; celui des abeilles profite indéniablement à leur « collaborateur » ingénieux. Travail du bois, apport en cire, soins thérapeutiques, nettoyage des cadres, élargissement du couvain, pose de hausses avec des cadres prêts au stockage, l’apiculteur ne ménage pas ses peines. Travail inlassable, quête du nectar, alchimie de la gelée royale, ponte régulière, ventilation du miel, les abeilles, leur reine au premier chef, œuvrent sans compter leurs heures. Puissions-nous, à la différence de l’apiculteur pragmatique, conserver les couleurs au fil du temps, toutes nos couleurs dans leur récurrente farandole, pour ajouter à la beauté de la pensée se déployant sous ses formes multiples, celle de la reconnaissance de celles et ceux qui ont partagé, avec notre communauté, un peu du meilleur d’eux-mêmes.

Il en irait donc de même pour nos Toiles@penser qui, selon le chiffre marquant la fin de l’année où elles furent rédigées, hériteront d’une couleur rappelant leur origine sous la forme, non d’un symbole, celui-ci serait plurivoque, mais bien d’un signe univoque. Si une sémantique vient s’ajouter à ce « catalogue », elle sera poétique et nous ne pouvons qu’encourager la lectrice, le lecteur, d’aller en ce sens.

Nous voici donc à l’œuvre, triant les mots, les rangeant, les ordonnançant, comme s’il s’agissait de reines fécondes, de futures créatures appelées à mener une vie autonome, détachées de leurs concepteurs, féconds à leur tour, car une fois la barrière des lèvres franchies, une fois la plume encrée passée sur le papier, l’idée, loin d’être coulée dans une forme, s’écoule semblable à la goutte d’eau portée par la rivière : unique et indistincte, originaire et illimitée, fidèle et oublieuse.

L’abeille fait rêver. Non seulement en raison du miel qu’elle offre à profusion quand la saison le permet, cette économe à trop travailler en devient généreuse, mais aussi en raison de son organisation qui, pour beaucoup, est considérée comme une sorte de modèle. Un fantasme pour capitaliste rivé à sa calculette, un cauchemar pour le salarié fixant sur le calendrier le jour béni où les vacances débutent, une inspiration pour le poète qui, quoi qu’il advienne, aura bien sûr le dernier mot.

Qu’un détour par un contempteur du travail mal pensé nous soit autorisé. J’ai nommé Bernard Mandeville. Dans sa Fable des abeilles (différentes versions : 1705, 1714, 1729), nous y voilà : le philosophe anglais du XVIIe siècle a montré que les vices de l’homme au sein de la société peuvent s’avérer des vecteurs de progrès, à condition qu’ils soient tempérés par la chose publique. En effet, tandis que les vertus individuelles peuvent être préjudiciables au bon fonctionnement de la société, par exemple en l’épuisant ou en la menant dans une voie erronée, nos « vices » peuvent paradoxalement contribuer à un effort positif. Un soupçon.

Prenons un exemple. L’alcoolique, être honni par l’honnête homme anglo-saxon, peut porter préjudice à certaines personnes (lui-même au premier chef, sa famille, ses proches) ; toutefois, il fait tourner une industrie et contribue au développement des activités commerciales de sa région. Le « bon père de famille » cachant ses économies sous mon matelas croit peut-être œuvrer utilement à la prospérité des siens, mais mesure-t-il qu’il paralyse le progrès économique de sa région, hypothéquant ainsi l’avenir de ceux qu’il croit protéger. L’affaire n’est plus morale, elle en devient pragmatique. Nos vices et nos vertus seraient réversibles. Un antidote contre le poison de la « bien-pensance ».

Aussi, nos chères abeilles, œuvrant sans relâche à la prospérité commune, symbolisent non seulement la vertu individuelle mise au service de la collectivité, mais aussi la limite d’une telle inclinaison vers le « bien commun ». Ce n’est pas la « vertu industrieuse » de l’abeille qui doit être retenue pour mesurer son utilité sociale, mais bien le fait que, grâce à son travail, d’autres en profitent, par exemple, en s’appropriant son miel, en le vendant, en enrichissant d’autres encore et, par-dessus le marché –, l’expression est choisie –, en flattant les papilles gustatives de l’épicurien. En bonne logique, une société n’est prospère que si les divers penchants de ses membres s’infléchissent dans un sens assurant sa prospérité. L’empirisme contre l’idéalisme.

La fable n’a pas pris une ride si on l’applique à l’exercice littéraire et pédagogique de nos Toiles@penser. Elles ne sont ni politiques, ni morales, ni métaphysiques, ni caustiques ni pédagogiques ni philosophiques… et la déclinaison pourrait être prolongée : elles sont la combinatoire de toutes ces prospectives ne tirant une forme de légitimité de celles et ceux qui n’ont d’autre ambition que de partager un moment de leurs réflexions. Adoptant des perspectives différentes, elles dessinent un tableau impressionniste qu’une de nos Revues annuelles expose donnant à ses pages, l’espace et le temps d’une publication, la forme discrète et utile d’une cimaise. L’auteur le plus appliqué, en quête de rigueur, et le poète le plus créatif, en quête d’analogies fécondes, s’y rencontrent, dialoguent, s’opposent, se citent, s’ignorent, bref, se « re-connaissent ». Entre les toiles, les pensées et l’étoile. Un exercice fraternel.

Formulons donc le vœu que l’idée de colorer nos Toiles@penser en nous conformant au « marquage coloré des reines » ne nous entraîne pas sur la pente glissante du conformisme social ; au contraire, espérons qu’elles nous incitent à penser qu’il est un temps pour dire, un temps pour écrire, un temps pour rêver, un temps pour vivre… Après tout, que la symbolique de l’abeille ne manque pas de piquant ne rentre-t-il pas dans l’ordre naturel des choses ?

Mandeville, l’empêcheur de moraliser en rond, se fit apiculteur d’un genre nouveau. Refusant de se laisser « enfumer » comme les industrieuses abeilles qui lui donnaient à méditer, il opposa le moralisme à la morale. La leçon n’a pas pris une ride trois siècles plus tard. La nouvelle couleur de nos Toiles à penser est bel et bien symbolique.

Informations complémentaires

Année

2021

Auteurs / Invités

Baudouin Decharneux

Thématiques

Abeilles, Questions philosophiques, Reine, Ruches, Toiles@penser