CRISPR, questions éthiques pour ciseaux génétiques
Description
Une révolution silencieuse est en cours dans nos laboratoires, de celles qui peuvent changer la face de l’espèce Sapiens. Cette révolution porte le nom de CRISPR-CAS9, dites « crispère-casse-neuf » !
La genèse de cette aventure se déroule en 2007 dans les murs de la société Danisco. Deux biologistes français y mettent en évidence un mécanisme de défense qui permet aux bactéries alimentaires Streptococcus thermophilus de parer aux attaques de bactériophages – des virus spécifiques aux bactéries. Ils démontrent aussi que les bactéries survivantes conservent une trace de cet épisode et restent en quelque sorte immunisées contre une attaque ultérieure. Mieux, c’est même d’une véritable « mémoire » des récentes agressions dont dispose la plupart des bactéries sous forme de séquences d’A dénommées CRISPR (acronyme anglais pour « courtes répétitions palindromiques groupées et régulièrement espacées »). Une étude plus détaillée du système permit aussi de mettre en évidence les gènes de plusieurs enzymes associées nommées CAS (pour « CRISPR associées ») et dont le rôle consiste à s’en prendre de façon très spécifique à l’ADN du virus agresseur et à le détruire. Il restait alors à comprendre plus finement l’ensemble du fonctionnement.
La recette précise du cocktail, ce sont la chercheuse française Emmanuelle Charpentier, alors en poste à l’Université suédoise d’UMEA et l’Américaine Jennifer Doudna de l’Université de Berkeley, qui allaient la mettre en évidence : elle doit comporter l’enzyme CAS9, une copie d’ADN ciblé sous forme d’un petit ARN complémentaire et un autre petit ARN-TRACR – propre à l’enzyme. Cette découverte devrait d’ailleurs leur valoir un futur Nobel et ce d’autant qu’en 2012 elles furent en mesure de démontrer que leur formule avait vocation universelle et permettrait de modifier à la demande n’importe quelle séquence d’ADN visée in vitro. En montrant que l’enzyme se révèle plus efficace encore dans les cellules eucaryotes (dont celles des humains), c’est même à l’avènement d’un outil unique de chirurgie – appelé aussi ciseaux génétiques – et de modification précise du génome que nous assistions, une sorte de Graal du généticien. Jusqu’alors les tentatives de modification du génome des organismes avaient été nombreuses avec des résultats mitigés : mutagenèse chimique, « nucléases à doigt de zinc », nucléases Talen donnaient certains résultats qui se montraient soit trop aléatoires soit nécessitaient une mise en œuvre fastidieuse pour arriver en fin de compte à la modification d’une seule séquence spécifique d’ADN.
Une technique au succès fulgurant
En 2012 donc, le nouvel outil CAS9 permet de s’affranchir de la plupart des contraintes avec une simplicité de mise en œuvre, un coût réduit et une efficacité inédite. L’introduction de plusieurs ARN guides donne même la possibilité de modifier simultanément plusieurs gènes, ce dont les précédents systèmes étaient incapables. L’utilisation de CRISPR-CAS9 pour muter l’ADN de cellules ou d’organismes entiers s’est alors répandue comme traînée de poudre dans les laboratoires du monde entier et les premiers résultats, souvent spectaculaires, n’ont pas tardés. Visez un peu, en 2014, l’équipe de Daniel Anderson du MIT a corrigé chez la souris une tyrosinémie, maladie fatale du foie due à une mutation ponctuelle dans le génome. L’équipe a remplacé la partie mutée du gène par une partie saine en injectant dans le sang de l’animal l’enzyme CAS9, trois ARN guides ciblant le gène, et le fragment d’Adn portant la séquence fonctionnelle. Seules 0,4 pour cent des cellules du foie ont été modifiées, mais cela a suffi à guérir les animaux. Dans un autre domaine, l’équipe de Feng Zhang a fait chuter de moitié, en une semaine, le taux de cholestérol sanguin chez des souris. Les animaux ont reçu un vecteur viral qui a transporté le gène de l’enzyme CAS9 et son ARN guide pour inactiver dans les cellules du foie un gène régulateur de la synthèse du cholestérol. Plus de quarante pour cent du tissu a été correctement modifié. Ces expériences remarquables ouvrent la voie à la correction d’anomalies génétiques ou métaboliques chez l’adulte et les perspectives thérapeutiques sont tout bonnement vertigineuses. Certains se prennent à rêver à un traitement mono-dose de la maladie d’Huntington, d’autres se lancent à l’assaut de la myopathie de Duchenne.
Crispation autour de l’embryon
Cette nouvelle percée dans le domaine des biotechnologies n’est pas sans conséquences éthiques. À l’instar d’autres découvertes récentes, celle-ci ouvre la voie à des traitements de pointe forts onéreux. Il est donc légitime de s’inquiéter pour l’accès du plus grand nombre à ces nouvelles thérapies et s’assurer qu’elles ne profitent pas qu’à quelques happy few. L’inquiétude principale liée à la technologie CRISPR porte cependant sur un autre point. Il est en effet apparu rapidement que cette méthode pourrait permettre une modification relativement aisée du génome d’embryons humains pour en corriger des anomalies ou pour en améliorer les caractéristiques dans une approche eugéniste. Très vite d’ailleurs, ces craintes ont été confrontées à la réalité. En avril 2015 déjà, une publication dans la revue Protein & Cell relatait un premier essai de manipulation d’embryon pour en modifier un gène impliqué dans la ß-thalassémie, une maladie génétique affectant l’hémoglobine. On a fait des procès d’intention à l’équipe chinoise à la base de ces travaux. À tort sans doute, dans la mesure où ces expérimentations de nature fondamentale furent menées in vitro, sur des embryons triploïdes non viables. En décembre de la même année, un premier sommet sur les conséquences du gène editing humain fut convoqué à Washington DC à l’initiative conjointe de l’U.S. National Academy of Sciences and Medecine, de la Royal Society et de la Chinese Academy of Sciences. Dans les conclusions, les intervenants reconnaissaient que le manque de recul par rapport à la technologie CRISPR devrait conduire à un moratoire relatif à la manipulation par cette technique des cellules germinatives avant que d’y voir plus clair sur les risques et bénéfices. Mais comme le souligne très justement l’éthicien suisse Bertrand Kieffer, « ces moratoires servent surtout à produire de la bonne conscience mondialisée et à faire croire qu’un arrêt, sous l’emprise de la raison, reste possible… Or, la société contemporaine fonctionne dans une ambiance de Far West : dominée par les exploits dont les seules contraintes respectées sont les rapports de force ». Il ne croit pas si bien dire et à l’entame du deuxième sommet, en novembre 2018 à Hong Kong, le monde scientifique médusé assista à l’annonce par le chercheur chinois He Jiankui de la naissance des deux premiers bébés humains OGM, créés, selon la version officielle, dans un laboratoire isolé à la seule initiative de ce dernier. Notons à ce sujet que si, d’après Jiankui, la modification par CRISPR du gène de la protéine CCR5 des jumelles Lulu et Nana devrait leur conférer une résistance à l’infection au VIH, il n’est pas impossible que le véritable objectif poursuivi fût plutôt d’en améliorer les capacités cognitives.
Illusoire moratoire ?
Dans la foulée de l’annonce de Jiankui et du tollé mondial qu’elle provoqua, un nouvel appel à moratoire fut publié début mars 2019 dans la prestigieuse revue Nature. Parmi les signataires figure Emmanuelle Charpentier. Le texte est on ne peut plus clair : « Nous appelons à un moratoire mondial sur toutes les utilisations cliniques d’édition du génome humain dans un but reproductif, c’est-à-dire le fait de changer l’ADN dans le sperme, les ovules ou l’embryon pour créer des bébés génétiquement modifiés ». La crainte est nettement identifiée : « L’introduction de modifications génétiques transmissibles d’une génération à l’autre pourrait avoir des conséquences permanentes et potentiellement néfastes pour l’espèce humaine ». Selon les auteurs, l’interdiction devrait être absolue pour les modifications à des fins d’amélioration génétique – produire des humains plus résistants, forts ou intelligents que « nature », voire dotés de capacités inédites. Ils plaident aussi pour une certaine temporisation dans l’utilisation de la technologie CRISPR pour corriger un gène embryonnaire défaillant – on parle ici de « correction génétique » – et pour autant qu’aucun autre moyen n’existe d’éviter la maladie génétique sous-jacente. Cet appel fut diversement accueilli et des voix se sont rapidement fait entendre pour regretter l’effet négatif sur le financement des recherches plus fondamentales utilisant CRISPR que ce message pourrait occasionner. D’autres ont émis des doutes quant au respect d’un tel moratoire en l’absence d’une agence mondiale de contrôle et d’encadrement de ces nouvelles technologies et qui pourrait voir le jour sous la houlette de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS).
Un dernier point enfin que nous avions déjà eu l’occasion de soulever dans une réflexion précédente sur les thérapies à base de cellules souches. En médecine contemporaine, les pratiques évoluent et les frontières entre pathologie, normalité et amélioration ne sont pas très nettes. Dès lors, il n’est pas toujours simple de distinguer la correction de l’amélioration génétique a fortiori dans un contexte de pression normative exacerbée. Dans un tel environnement, où les maîtres mots sont compétition et efficacité, les formes de diversité, mais aussi « les défauts féconds », se trouvent menacés d’extinction. Il y a donc tout lieu de creuser plus avant ces questions éthiques et de les diffuser le plus largement possible dans la société. L’enjeu démocratique est évident et il ne faudrait pas que seule l’élite technocratique s’empare de cet indispensable débat.
Informations complémentaires
Auteurs / Invités | Serge Lowagie |
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Thématiques | Éducation aux sciences, Génétique, Questions éthiques, Utilisation des sciences |
Année | 2020 |