2500 ans de pensée libre : 2e partie

Anne-Marie HANSENNE

 

UGS : 2006038 Catégorie : Étiquette :

Description

Au XVIe siècle, c’est toute une vision du monde et donc aussi de la société qui se voit mise en doute, non sans mal, car on ne compte plus les savants censurés, persécutés, exécutés…

C’est la déferlante de la contre-réforme.

J’en demeurerai à jamais meurtri, bouleversé.

Aujourd’hui ici, 17 février 1600, un homme de bien, un érudit a été brûlé vif par l’inquisition romaine. Après huit années d’emprisonnement, Giordano Bruno a subi un autre supplice : on lui a arraché la langue. En ce jour, sur ce Campo dei Fiori, un si joli nom pourtant, l’Inquisition a commis un nouveau crime contre l’humanité.

Ex-dominicain, devenu calviniste puis luthérien : à ceux qui s’en étonnaient, il répondait que la philosophie a beaucoup plus d’importance que la théologie.

Il est vrai que, depuis le XVe siècle, il s’était produit sur cette terre d’Europe, en ce promontoire continental de l’immense Asie, en surplomb de cette Mer Intérieure qui la sépare de l’Afrique profonde, une cascade d’événements totalement imprévisibles qui devaient soumettre les esprits à une succession de remises en question toutes plus déstabilisantes les unes que les autres.

Le glacis médiéval se fissure. Depuis tout un temps déjà, des esprits audacieux, bravant les interdits, avaient redécouvert par le truchement des Arabes, des bribes de la sagesse antique. Les certitudes théologiques de la scolastique sont remises en question. De son statut d’humble servante de la théologie qui était le sien, la science, faite d’observations de la nature et de raison, s’éveille, d’abord timidement, à un début d’autonomie. On redécouvre Aristote et sa physique pour bientôt la réinterroger.

De nouveaux courants de pensée apparaissent, notamment grâce à Érasme, « le prince des humanistes ».

« Le propos délibéré d’Érasme est d’affranchir les hommes d’un système de pensée périmée, et de leur faire découvrir des voies nouvelles offertes par l’humanisme.

L’humanisme c’est l’intelligence opposée à la violence, c’est la liberté opposée à une idéologie corsetée. »

Écoutez ce qu’il écrit : « il y a des gens dont la dévotion au célibat et au monachisme n’est pas plus destinée à réussir que si on introduisait un âne parmi la race des dieux ».

Érasme était aussi un remarquable pédagogue.

Il donne les conseils d’hygiène et de savoir-vivre, il énonce les règles à suivre en matière d’éducation, il suggère des méthodes d’apprentissage.

Dans tous les cas il en appelle à la raison de l’enfant. Rappelons au passage que l’homme ne naît pas homme, mais qu’il le devient. »

C’est que tout a changé ; c’est comme une renaissance.

L’imprimerie démultiplie la circulation du savoir, mais fait aussi éclater la Contestation. Toujours croyants, chrétiens toujours bien sûr, Calvin et Luther n’en remettent pas moins en question le pouvoir de Rome.

La Réforme conquiert le droit à un examen plus libre des textes certes toujours saints, mais le Trône de Pierre vacille.

La boussole, le sextant et une maîtrise plus fine de la mesure du temps ouvrent à d’audacieux marins des horizons nouveaux. Et voici que la terre s’avère peuplée de plantes inconnues, d’animaux surprenants et, surtout, d’hommes, d’humains qui ne savent rien ni de Moïse, ni de Jésus, ni de Mahomet.

Et cette terre, définitivement ronde puisqu’on en peut faire le tour, il est clair désormais qu’elle n’est plus au centre du monde, que la Lune tourne autour d’elle comme elle-même le fait autour du Soleil, à l’instar des astres médicéens que la lunette du Pisan voit graviter autour de Jupiter ; Galilée le clamera d’ailleurs, urbi et orbi – et cela lui coûter cher ! – affirmant aussi que l’on peut décrire le mouvement et que la mathématique est la langue de la nature.

Les choses iront alors de plus en plus vite.

Un homme de méthode consacrera la suprématie de la raison et la dotera d’une arme majeure : la géométrie analytique de Descartes unit les nombres et les figures : une équation dit tout d’une courbe !

Au-delà de la Manche, voici qu’il devient clair que c’est la même cause qui fait que les pommes tombent et que la Lune ne tombe pas : les astres dans le ciel dansent selon une musique muette qu’un nouvel outil, l’analyse mathématique, découvert simultanément en Angleterre par Newton et en Allemagne par Liebnitz, permet de comprendre au point d’en prévoir les détours !

La science moderne naît. Ce flot ne s’arrêtera plus.

On recourt de moins en moins aux dieux ou à Dieu pour rendre compte du réel.

Après tout, le monde aurait bien pu exister depuis toujours et évoluer sans cause surnaturelle, le Système du Monde n’a pas besoin de l’hypothèse Dieu et l’horloge cosmique peut sans doute se passer d’horloger…

Les temps seraient-ils mûrs pour la liberté de l’esprit, pour une nouvelle lumière.

Nous n’en sommes pas encore là. N’oublions pas que les réformés, luthériens, calvinistes et autres courants d’émancipation de la pensée religieuse unique ont gagné bien du terrain et libéré le dynamisme de pas mal de populations du Nord.

Rome devait réagir. Dès 1534, la Compagnie de Jésus est créée en Espagne, selon un modèle militaire. Elle est destinée à assainir l’Église de l’intérieur et à promouvoir une qualité d’éducation à l’extérieur.

Tous les moyens sont mis en place. L’Église décrète la mise à l’index de livres et la Sainte Inquisition se généralise.

La lutte entre catholique et réformés est intense.

En Allemagne, la paix d’Augsbourg apaise les esprits en décrétant que le peuple est de la religion de son prince.

En France, après les horreurs de la Saint-Barthélemy, Henri IV, roi huguenot, promulgue l’Édit de Nantes qui veut protéger les protestants.

Mais un siècle plus tard, Louis XIV le révoquera, chassant ainsi de France plus de trois cent mille huguenots.

Ainsi donc l’arbitraire du prince renforce l’intolérance religieuse.

Au moment de la révocation de l’Édit de Nantes, en Angleterre, la « Glorieuse révolution » rejette l’absolutisme du pouvoir royal et celui du Pape. Le « Bill of Rights », excluant toute référence à la loi divine, codifie les droits du peuple et établit la suprématie du Parlement dont les membres sont dorénavant élus par le citoyen. Désormais, c’est le Parlement qui vote les impôts et veille à l’exécution des lois.

Toujours en Angleterre, plus de cent ans avant la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, « l’habeas corpus », traduction l’homme est maître de son corps, garantit un certain nombre de libertés individuelles essentielles contre les arrestations abusives, les détentions arbitraires et supprime également la censure.

Il faudra encore cent dix ans pour que mûrisse le concept de droit de l’homme, consacrant la résistance aux oppressions, tant celles du prince que des religions majoritaires face aux minoritaires, revendiquant de plus la liberté de conscience et d’expression.

Mais il faudra attendre les révolutions américaine et française du XVIIIe siècle pour en obtenir une affirmation politique de ces droits dans la Constitution des républiques nouvellement créées.

La notion de pouvoir connaît une modification radicale : « le principe de toute souveraineté réside dans la nation ».

Les hommes naissent libres et égaux en droits

Des libertés nouvelles sont affirmées : liberté d’association, liberté de pensée, liberté de conscience et des cultes.

Mais le pape Pie IX va réagir. « Liberté de perdition », écrit-il, qui entend détruire l’alliance et la concorde mutuelle entre le sacerdoce et l’empire. Nous sommes en 1864.

En attaquant ainsi les libertés, n’est-ce pas aussi les droits de l’homme que l’on attaque ?

C’est que, progressivement, un changement s’était produit dans les rapports entre les Églises et les États, davantage de tolérance rend la vie publique indépendante des prescriptions religieuses.

Joseph ii, empereur d’Autriche et des Pays-Bas, promulgue l’Édit de tolérance afin d’assurer, par une égalité de droits, la paix religieuse entre tous les habitants.

Protestants et juifs auront dorénavant des droits équivalents à ceux dont jouissaient les catholiques. On aura même la liberté de ne pratiquer aucune religion. Les registres de naissance, de mariage et de décès passent des mains du clergé à la responsabilité des pouvoirs publics…, écoles publiques et d’hôpitaux civils sont créés.

De nos jours en France, c’est en vertu de la Constitution de 1791 que le mariage est considéré comme un contrat civil, ce qui permet de reconnaître le divorce que n’autorise pas le mariage religieux.

L’État prend en charge les services collectifs qui sont assurés par des fonctionnaires civils et non plus par des membres du clergé de la religion majoritaire.

La laïcisation de la société a ainsi rendu la vie publique indépendante des prescrits religieux que chaque citoyen reste libre de respecter pour lui-même.

Cette progressive laïcisation de la société et l’émergence d’États démocratiques ont abouti à la règle selon laquelle l’État devait traiter de façon égale tous les citoyens quelles que soient leurs convictions politiques, religieuses ou philosophiques.

L’État devient seul responsable de la conduite des affaires publiques, mais les institutions qu’il crée ne peuvent privilégier un groupe ou un autre en raison de son appartenance philosophique ou religieuse. C’est un principe de base de la laïcité de l’État.

La laïcité de l’État est une conception non agressive de l’organisation de la société à laquelle peuvent adhérer des athées et des agnostiques, mais aussi les fidèles de n’importe quelle religion, pour autant qu’ils partagent ces idéaux.

La laïcité est engagement pour la liberté de l’homme, elle garantit la liberté de conscience.

La laïcité est ce qui fait l’originalité même de la culture européenne telle qu’elle s’est développée à partir de la Renaissance.

L’humanisme constitue un des fondements de la laïcité.

Protagoras a dit : «  L’homme est la mesure de toute chose ».

Socrate, certains penseurs indiens, la renaissance italienne puis française, combien d’auteurs, de philosophes développent une vision humaniste : recherche d’un modèle d’homme libre, heureux et épanoui.

L’humanisme moderne est formé de l’apport de nombreuses traditions différentes : Grèce antique, judaïsme, christianisme, islam, philosophie des lumières.

Une de ses caractéristiques est d’avoir été capable d’intégrer un ensemble de valeurs qui ont comme base la dignité de l’homme.

L’humanisme considère le droit à la différence comme une source d’enrichissement.

La science, l’art, la religion, le droit sont faits pour l’homme et non l’inverse.

En fait, l’humanisme moderne refuse toute référence au surnaturel.

Hubert Reeves l’a dit : « sans contact avec aucun au-delà, l’homme d’occident occupe dans l’humanité une place essentielle ».

Quel chemin parcouru ! C’est qu’il a fallu une véritable révolution des esprits pour en arriver à une aussi spectaculaire avancée.

Dès l’aube du XVIIIe siècle l’Europe connaît une évolution technologique importante. Denis Papin avait autrefois déjà pressenti la possibilité d’exploiter la puissance motrice de la vapeur.

En 1770 le fardier de Joseph Cugnot avait pour la première fois été utilisé pour déplacer des charges. Le chemin de fer ne naîtra que cinquante ans plus tard.

1783 : première ascension d’une montgolfière. L’homme est donc capable de s’élever dans les airs.

1794 : Claude Chappe met au point le télégraphe optique. Pour la première fois, une information peut être transmise à distance autrement que par le déplacement physique d’un courrier.

Dès le XIXe  siècle apparaissent les premiers métiers à tisser mécaniques et aussi les premières révoltes ouvrières.

Ainsi, en 1831 à Lyon, le duc d’Orléans et le maréchal Soult écrasent dans le sang la Révolte des Canuts, ces tisserands insurgés contre le dumping des prix décrétés par leurs patrons pour lutter contre la concurrence anglaise. Déjà… !

Ce siècle sera donc celui de l’essor de la technologie naissante, de l’industrialisation et, dès lors, de la massification du travail, de l’apparition du prolétariat urbain, de la naissance d’une conscience sociale dont les conséquences politiques seront considérables.

L’Europe, assurément une brillante réussite sociale, technologique, politique, une diversité culturelle remarquable.

Historiquement, la mère de la modernité. D’accord. Mais à l’intérieur une histoire convulsive de nationalismes exacerbés et d’affrontements incessants, et à l’extérieur un expansionnisme triomphaliste nourrit de certitudes idéologiques et notamment religieuses. Ce fut aussi cela l’Europe.

Ce qu’on a appelé le colonialisme, un terme évoquant expansions et richesses, mais porteur de toutes les hontes. Exploitation économique de peuples soumis pour le plus grand bénéfice des États européens, s’étant partagé le grand gâteau des matières premières. Destruction des cultures et coutumes locales, évangélisation massive de populations déclarées idolâtres ou arriérées. Voilà les reproches majeurs.

En revanche, on peut relever une scolarisation souvent exceptionnelle, la formation, pas toujours, d’une élite intellectuelle, le développement de remarquables services de santé, un frein parfois apporté aux luttes tribales. Encore là, on le voit, comme toujours, le bilan doit être nuancé.

Et puis, l’Europe ne fut pas la seule à étendre ses certitudes par la violence. Les intérêts économiques et tous les fanatismes religieux ou athées ont, de tout temps, alimenté conquête sur conquête, asservissement sur asservissement.

Une avancée essentielle des mentalités et, par conséquent, du fonctionnement de la société, fut sans conteste au XXe siècle, la prise de conscience féministe. Né en Angleterre à l’extrême fin du siècle précédent, le mouvement des « suffragettes », transcendant un apparent pittoresque, réussissant à dépasser les réactions de condescendance amusée de l’establishment masculin, mettant aussi intelligemment à profit le rôle assumé par plusieurs d’entre elles durant la Grande Guerre, conquit en 1928 le droit de vote pour les femmes !

Plusieurs décennies – et une deuxième guerre mondiale – seront nécessaires pour généraliser ce droit fondamental s’inscrivant naturellement, on devait finir par s’en apercevoir, dans la droite ligne de l’aventure humaniste.

L’heureuse surprise de la maîtrise par la pharmacologie de la génération volontaire permettant de dissocier activité sexuelle et enfantement et, par voie de conséquence, l’assouplissement spectaculaire des mœurs contribuèrent à une remise en question radicale du rapport hommes/femmes, au grand dam – faut-il le rappeler ? – des traditions.

Beaucoup reste à faire, certes. Dans toutes les allées du pouvoir, tant politique qu’économique. Mais le mouvement est désormais irréversible.

Nous voici au début du troisième millénaire.

Une fois dépassées, laborieusement d’ailleurs, les idéologies totalitaires du XXe siècle, d’aucuns ont cru pouvoir annoncer la fin de l’histoire et la disparition définitive de ses séismes.

Les progrès fulgurants de la connaissance scientifique, affinant constamment les concepts de base de la physique et de la biologie, nous permettent une vision de plus en plus laïcisée du réel.

Or, la sécularisation de la société, qui devrait en être logiquement la conséquence, tarde à se généraliser. Elle n’intéresse pour le moment qu’une part minime de la population du village planétaire. Une mondialisation mal gérée s’affronte à des résistances légitimes, mais aussi à des poussées obscurantistes, fondamentalistes, reposant sur des traditions mal repensées.

Face à cette menace d’une guerre des civilisations, voire une guerre des dieux, notre bonne vieille Europe riche de sa mémoire arrivera-t-elle à proposer au monde les valeurs constructives d’une véritable pensée libre ?

L’avenir nous le dira…

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Informations complémentaires

Année

2006

Auteurs / Invités

Anne-Marie Hansenne

Thématiques

Ambitions de la laïcité, Droits de l'homme, Édit de tolérance, Laïcité, Libre examen, Libre pensée, Protagoras

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